Je transcris ici un texte que j'ai lu dans un blog très intéressant et que son auteur ,
Henri Thoa dit Le Pèlerin, m a fait parvenir
Albert Camus, Chroniques algériennes
En 1958, quelques jours avant la naissance de la Cinquième République, Albert
Camus publie ses Chroniques algériennes.
C’est un recueil de ses écrits sur
l’Algérie, allant de 1939, ses années de journaliste militant à Alger
républicain, jusqu’à 1957-58, les années de son désespoir face à la
révolution
algérienne. Une traduction de ces
Chroniques algériennes va paraître pour la
première fois à Harvard University Press
en 2013.
Chroniques algériennes
La crise en France—la mort de la Quatrième République, la crainte de coup
d’état
en Algérie, puis le retour du Général de Gaulle au pouvoir—fait que,
paradoxalement, Les chroniques algériennes de Camus passent
inaperçues. (J’ai
pu m’en rendre compte par moi-même : le dossier de presse aux archives
Gallimard
est presque vide). Ce qui pourrait
confirmer qu’en 1957, on n’écoutait plus
beaucoup Camus au sujet de l’Algérie.
Dans ce mince dossier de presse, seule
une phrase de René Maran, l’écrivain
d’origine antillaise, lauréat du prix
Goncourt en 1921, résonne encore.
Maran évoque un Camus aussi prescient que
l’était Tocqueville sur la Russie et
les Etats-Unis, un auteur dont les
avertissements rappellent « tous ceux qui ont, de leur côté, annoncé
l’éveil de
l’Afrique Noire. »
C’est un livre à double tranchant, comme souvent chez Camus. Il est à l’écoute
du nationalisme algérien ; il comprend la nécessité des mouvements pour
l’indépendance. Mais c’est aussi le
livre où il dit qu’on ne peut pas imaginer
l’Algérie sans les Français, que la rupture avec la France serait fatale
pour le
pays. Je retiens une autre phrase qui montre combien la position de Camus a
pu
heurter la gauche française, porteurs de valises et autres, si passionnés
par la
cause algérienne. Camus écrit en conclusion : « En ce qui concerne
l’Algérie,
l’indépendance nationale
est une formule purement passionnelle » et encore, « les Français en Algérie
sont des ‘indigènes’, au sens fort. »
Ce texte, on l’a souvent dit, est très décalé par rapport à l’actualité
algérienne de 1958, car Camus n’habitait plus en Algérie depuis 1939.
Prenons
par exemple, le texte le plus admiré du volume, « Pour une trêve civile en
Algérie » : au moment où le mot «
Algérien » avait un sens très spécifique, lié
à la nation naissante, Camus dit toujours Arabe et Français, l’Arabe et le
Français, comme s’il ne savait pas que tout le monde disait, depuis un
moment
déjà, « Algériens ». Ou il est mal
renseigné, ou il est parfaitement bien
renseigné et il tient à refuser une réalité qu’il ne veut pas accepter.
Comment relire les chroniques algériennes ?
Il est passionnant de redécouvrir les Chroniques algériennes en 2012,
cinquante
années après cette indépendance qu’il a tant redoutée. Ne serait ce que
pour
relire, en écho aux années 1990, et au 11 septembre 2001, le mot
“terrorisme,”
que Camus prend toujours soin d’attribuer aux deux acteurs du conflit,
Français
et Arabes. Le mot apparaît une
demi-douzaine de fois dans son texte et chaque
fois, il fait très attention de reconnaître une faute partagée. On peut lire
Les Chroniques algériennes comme un texte contre la terreur. Être un homme
libre, dit Camus, c’est refuser à la fois d’exercer et de subir la terreur.
La
phrase la plus citée des Chroniques
algériennes –Assia Djebar la met en exergue
de son livre Le blanc de l’Algérie—paraît dans l’appel d’Albert Camus pour
une
trêve civile en 1956–et elle est toute personnelle: « Si j’avais le pouvoir
de
donner une voix à la solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est
avec
cette voix que je m’adresserais à vous. »
Camus est à deux pas de notre Centre d’Etudes « Les Glycines », à l’ancien
hôtel
Saint Georges-devenu-l’hôtel El Djazair, lorsqu’il rédige ce texte pour une
table ronde qui devait réunir toutes les tendances politiques susceptibles
d’arrêter la terreur: Emmanuel
Roblès, le docteur Khaldi en tant que musulman,
Ferhat Abbas du Parti du Manifeste (Abbas qui va intégrer le FLN), le père
Cuoq, un père blanc qui représente l’Église catholique (et qui fonda la
revue de
presse ici au 5 chemin des Glycines),
enfin le Pasteur Capieu pour l’Église
protestante.
La phrase de Camus, citée en exergue par Djebar, est fascinante et mérite qu’on
s’y attarde. Je vous la répète: « Si
j’avais le pouvoir de donner une voix à la
solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec cette voix que
je
m’adresserais à vous. » Le “si
hypothétique” avec l’imparfait qu’on apprend à
l’école : l’hypothèse possible. Si
Camus avait le pouvoir… pas le pouvoir
d’améliorer la situation mais seulement le pouvoir de dire l’angoisse et la
solitude des autres–et ce n’est pas sûr qu’il l’ait. On a appris par la suite
que cette réunion pour une trêve civile n’était pas ce qu’il a cru :
c’était le
FLN qui a protégé Camus, ce jour-là,
contre les menaces de mort, ce même FLN
qu’il va maudire dans sa préface aux Chroniques algériennes pour son «
terrorisme appliqué » aux civils français et arabes. Comme le dit Roger Grenier
dans un texte sur Camus et l’Algérie: « ce dernier espoir des libéraux
européens, n’est déjà, pour les nationalistes algériens, qu’un épisode
tactique.
C’était la fin des libéraux. »
Autrement dit, Camus évoque la solitude de
chacun, au moment où un mouvement de masse bat son plein. La solitude qu’il
projette est surtout la sienne.
Les Chroniques Algériennes ont beau être décalées par rapport à 1956, à
1958, ce
livre vit aujourd’hui une deuxième vie.
Son cri contre la terreur, son appel à
la pluralité des cultures, sa résistance aux fondamentalismes, donne de
l’espoir dans le contexte actuel. Djebar, dans Le blanc de l’Algérie,
attribue
beaucoup de pouvoir à Camus, comme s’il avait été un grand leader
politique.
Elle le compare à Nelson Mandela. Et
elle prétend que cette trêve civile était
le moment clé, le moment où tout
aurait pu se passer autrement, sans
violence,
en Algérie. On pense à cet
inoubliable passage dans L’Etranger: “C’est là, dans
le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé…. Et c’était
comme
quatre coups brefs que je frappais sur la porte du Malheur.” Djebar fait un
geste similaire, un geste d’écrivain:
il n’y a pas eu un seul moment, bien sûr,
mais l’écrivain veut nous faire sentir qu’il y a bien eu un moment où tout
s’est
décidé: où l’on pouvait encore
arrêter la violence, ou bien, s’y livrer.
L’accueil du public américain
Si les Chroniques algériennes ont été, jusqu’à récemment, quelques peu
oubliées
en France, leur situation dans le monde anglo-saxon est encore plus
obscure. À
la place des Chroniques algériennes, un livre anglais a vu le jour en 1961 sous
le titre Resistance, Rebellion, and
Death [la Resistance, la Rébellion, et
la
mort]. Un tout autre livre en
fait. Voici comment ça s’est passé: dans
la
dernière année de sa vie, Camus lui même a rassemblé pour son éditeur
américain
une collection de ses articles dans la presse, ses discours, et ses écrits
polémiques. Il a choisi sa “Lettre
à un ami allemand » de 1944;
quelques-uns
de ses articles dans Combat sur la Libération de Paris ; un texte sur
l’Espagne,
et sur l’insurrection hongroise ;
paraît aussi dans ce volume, ses Réflexions
sur la guillotine. En somme,
vingt-trois essais qu’il considère représentatifs
de son engagement. Cent trente
pages — un peu plus de la moitié des Chroniques
algériennes– sont inclues dans un chapitre de Resistance, Rebellion and
Death
intitulé tout simplement “Algeria.”
On y trouve son avant propos, sa lettre à
Azziz Kessous, dite “lettre à un militant algérien” de 1955, son appel pour une
trêve civile, plus la conclusion de Chroniques Algériennes, « Algérie 1958,
» ce
chant de cygne où il dit tout son désespoir.
Ce titre, Resistance, Rebellion and Death est bien choisi pour un public
américain qui, en 1961, l’année de sa publication, n’est pas au courant de
la
dernière polémique parisienne. Il ne
sait pas nécessairement que Camus et
Sartre s’étaient brouillés; il
identifie un Camus politique à la Résistance aux
Nazis pendant l’Occupation, et à son livre L’homme révolté—qui a paru en
anglais
sous le titre The Rebel. Ainsi
: Resistance et Rebellion.
Et c’est dans ce
livre que l’Amérique découvre l’opposition de Camus à la peine de mort
(Death)
et puis, évidemment, un Camus
mort—mort dans un accident de voiture en janvier
1960, et passé à la légende.
Il y a des modes pour les titres comme pour tout, et Camus a pu marquer nos
esprits avec ses titres courts, essentiels, tirés vers l’abstraction: La Chute,
la Peste, L’Etranger, L’Exil et le royaume.
Donc : Resistance, Rebellion and
Death. Ces trois
mots-coups-de-cloche sont en harmonie avec le reste de son
œuvre–fictions et essais. Sur la couverture du livre, un poing, signe
révolutionnaire, et des couleurs d’incendie. De quoi évoquer des conditions
d’urgence—sans spécifier lesquelles.
Camus l’américain
Qui est Camus pour les Etats-Unis, qui était-il dans les années 1950
jusqu’à
aujourd’hui ?
Comme le feront Sartre et Beauvoir, Camus s’embarque pour les Etats-Unis
dans
l’immédiat après-guerre, où il sera accueilli par Claude Lévi-Strauss aux
services culturels de l’ambassade de France à New York. Il est alors
rédacteur
en chef à Combat, déjà l’auteur de l’Étranger, du Mythe de Sisyphe et de
Caligula. Il passe son temps à dire
qu’il n’est pas existentialiste, malgré son
association avec Sartre, mais personne ne l’écoute. Beauvoir ne l’a pas encore
blessé par son portrait scandaleux de « Henri » dans Les Mandarins. À New
York, ce mois de mai 1946, Herbert Hoover du FBI demande une enquête sur un
écrivain français qui débarque du SS Oregon et dont le parcours lui paraît
douteux. Ses agents sur le terrain
finissent par le rassurer que ni Camus, ni
Combat n’ont aucune tendance communiste.
Camus porte un imperméable serré à la
taille par une ceinture, et il écrit à ses amis Michel et Janine Gallimard
:
“Ici, on m’appelle le petit Bogart.”
Camus vedette de film noir?
Pour cet homme du théâtre, ce n’est pas invraisemblable. Il y aurait beaucoup
de choses à dire sur l’attirance de Camus pour le roman noir américain, qui
l’inspire pour l’ambiance de l’Etranger, ainsi que du style de ce premier
roman,
sans intériorité psychologique, avec Meursault qui vit dans l’instant, et
parle
au passé composé.
On trouve dans les carnets de l’écrivain de l’année 1946 une grande
ambivalence
pour les Etats-Unis. Un pays où les
gens parlent pour ne rien dire. Où il
n’y
a aucune ironie. Où règne un
optimisme un peu bête. Si l’on oppose
l’ironie
parisienne, qui va finir par l’agacer autant, et la vie violente et abrupte
qu’il évoque dans un essai lyrique comme « L’Été à Alger », cela fait un
triangle intéressant d’attitudes : la grisaille de Paris, l’Amérique avec ses
couleurs de clown, et l’Algérie où tout est brûlant. Camus dira de New York,
des Etats-Unis :
“‘J’admire les femmes dans les rues, les coloris des robes, ceux des taxis
qui
ont tous l’air d’insectes endimanchés, rouges, jaunes, verts. Quant aux
magasins de cravates, il faut les voir pour les croire. Tant de mauvais goût
paraît à peine imaginable. D. [c’est Dolores, une amie de Sartre qui lui
sert
de guide] m’affirme que les
Américains n’aiment pas les idées. C’est
ce qu’on
dit. Je m’en méfie.”
Camus et la Gauche
On peut dire qu’à la longue, les Etats-Unis ont bien renvoyé à Camus son
ambivalence à leur égard – ou plutôt ils lui ont renvoyé leur
incompréhension.
Le problème aux Etats-Unis, c’est qu’on a longtemps présenté Camus comme le
porte-parole d’une école littéraire, ce qui l’a privé de sa spécificité.
Depuis
1945 jusqu’aux années 1980, des générations de professeurs de français
enseignaient Camus, Sartre et Beauvoir comme une trinité
existentialiste. On y
ajoutait parfois Malraux. On
s’appuyait sur l’absurde, sur la condition
humaine; la nausée de Roquentin était assimilée au mal être de
Meursault. Comme
si du Havre dans La Nausée de Sartre et
de l’Alger dans l’Étranger de Camus
suintaient le même mal être. Comme
il est rassurant de mettre nos écrivains
dans des boites, de les étiqueter par tendance.
Mais ce qu’il faut aussi retenir, c’est que L’Étranger reste le roman français
le plus connu et le plus enseigné aux Etats-Unis, depuis les années
cinquante à
nos jours. On ne compte plus le
nombre d’exemplaires vendus— les
millions
d’exemplaires–de l’édition scolaire de L’Étranger, drôle d’édition où
l’éditeur
supprime des passages jugés trop “hard”—passant à l’index les expressions
de la
violence du proxénète, la référence à la “chose” de la maitresse mauresque,
ou
bien à la masturbation en prison.
Quand j’ai lu ce roman pour la première fois
dans un cours de français, à l’âge de 15 ans, le professeur ne nous a pas parlé
de l’Algérie. Beaucoup de choses ont
dû se dérouler aux Etats-Unis pour que le
label existentialiste de l’écrivain français s’estompe enfin, pour que
Camus
devienne pour ses lecteurs américains un Français d’Algérie, puis un
Algérien
tout court.
On peut parler d’un mouvement en plusieurs étapes, d’une sorte de
dialectique.
En même temps—et c’est ce qui est si compliqué—Camus l’existentialiste a
été un
héros pour la gauche militante américaine des années 1960, la New Left et
les
Black Panthers: C’est l’un des
grands paradoxes de l’histoire littéraire
franco-américaine que Camus ait pu rester un héros pour les Panthères
noires,
pour Tom Hayden, pour Angela Davis, (jeune étudiante en littérature
française en
1962), à l’époque même où il était, en France, réduit au statut de
l’écrivain
colon. Camus doit son prestige américain en large partie aux professeurs de
littérature et de philosophie de cette époque— de fervents admirateurs de
la
Résistance–qui ont enseigné La peste comme une allégorie de la lutte contre
le
nazisme, comme un manuel
d’engagement. (Sartre éprouve le même
enthousiasme
pour La Peste lors d’une conférence qu’il a faite à Harvard en 1945 sur la
nouvelle littérature française de l’après-guerre, après avoir lu ce roman
en
manuscrit. Beaucoup plus tard, dans
un entretien, il dira au contraire combien
Camus était un “con” d’avoir parlé du Nazisme comme d’une épidémie
naturelle,
venant de nulle part.)
Quant à la New Left, écoutons Tom Hayden, radical, qui, contrairement à ce que
dit Sartre, a trouvé de quoi alimenter son travail pour le mouvement des
droits
civiques dans le Sud profond des Etats-Unis en lisant La Peste : “Camus a
cherché une moralité au milieu du doute et du nihilisme, par une idéologie
rassurante qui nous était importante.”
Et à Hayden de citer le passage de
L’homme révolté que jeune radical, il avait souligné maintes fois au crayon
rouge dans son édition de poche:
“Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle
que
le “cogito” dans l’ordre de la pensée: elle est la première évidence. Mais
cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui
fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes.”
Peu importe, pour ces jeunes militants américains, que L’homme révolté de Camus
ait été violemment attaqué par Francis Jeanson pour sa “morale de croix
rouge”,
son insuffisance de théorie marxiste, ses trop jolies tournures. Ils ne
lisaient
pas Les temps modernes. Camus a pu
inspirer un engagement politique soutenu
parmi ceux qui ne savaient pas qu’il n’était plus « politiquement correct.
»
Susan Sontag
La première intellectuelle américaine à transmettre au public américain le
dédain de Jeanson et de Sartre pour Camus est Susan Sontag, essayiste New
Yorkaise à penchant philosophique.
En 1963, dans son compte-rendu d’une
traduction des Carnets de Camus dans la New York Review of Books, elle sonne
l’alarme. Elle le fait d’abord par
son ton, son entrée en matière. Il y a deux
sortes d’écrivains, dit-elle: les
amants et les maris. Connaissant l’image de
Camus, on s’attend à ce qu’elle évoque le Camus don juan, « le petit
Bogart. »
Mais non, c’est Camus le mari idéal qu’elle va épingler : son Camus est
trop
rangé, et même ennuyeux. Voici
comment elle critique Camus à propos de
l’Algérie: « Son incapacité à s’engager vis à vis la question
algérienne—sujet
sur lequel il était plus qualifié que quiconque—fut l’ultime et malheureux
testament de sa vertu morale. » Et
elle ajoute:
« Pendant que Camus s’est accroché à son silence, Merleau-Ponty et Sartre
ont
cherché des signataires de prestige pour deux manifestes historiques contre
la
guerre en Algérie. »
Sontag laisse comprendre que Camus aurait refusé de signer ces deux
manifestes.
Le problème, c’est qu’elle se réfère au célèbre manifeste des 121
intellectuels
de septembre 1960 et au deuxième manifeste plus modéré qui l’a suivi: or,
les
deux manifestes ont paru 9 mois après la mort de Camus. On devrait avoir pas
mal de sympathie pour ce genre d’erreur: personne n’avait la possibilité,
en
1963, de vérifier de telles dates sur internet. C’était déjà quelque chose de
pouvoir transmettre la pensée récente de Sartre aux intellectuels
américains :
Sontag, à la différence de la plupart de ses compatriotes, lisait Les temps
modernes.
Mais elle avait tort de dire que Camus n’a pas pris position. Il a pris une
position, considérée comme irréaliste et rejetée par le milieu intellectuel
parisien. Elle n’est pas la seule à
parler ainsi, on trouve la même
condamnation du silence de Camus tout au long des années 1960. En effet il a
refusé de s’exprimer sur l’Algérie après l’appel pour une trêve civile de
janvier 1956 jusqu’en mai 1958, quand paraissent ses Chroniques
algériennes. Ce
silence de vingt-huit mois est devenu une métonymie pour son
attentisme. Et sa
mort en janvier 1960 a rendu ce silence de vingt-huit mois permanent. Il faut
se rappeler que Camus n’existait plus au moment du procès de Jeanson et des
porteurs de valise, ni quand les
intellectuels ont protesté contre la
conscription militaire par leurs manifestes, ni quand Sartre a préfacé les
Damnés de la terre de Fanon, ni au
moment des Accords d’Evian. On ne sait
pas
comment il aurait réagi. On se met
donc à l’imaginer.
Une tendance de la critique littéraire américaine
L’attitude de Sontag, lectrice de Sartre, annonce en fait une grande
tendance de
la critique littéraire américaine.
Après une longue période formaliste, celle
de la “New Criticism” et le structuralisme textuel, la critique littéraire
s’approche de plus en plus des questions politiques et historiques.
Orientalism
de Edward Said, alors professeur à Columbia University, fonde les post
colonial
studies en 1978. Nous sommes juste
après la guerre au Vietnam, le scandale de
Nixon, et la contestation est dans l’air.
C’est pendant cette période qu’on étiquète Camus comme le type même de
l’écrivain colon. Les questions
littéraires que pose cette nouvelle génération
sont intéressantes, elles animent encore des salles de séminaires: Pourquoi
la
victime arabe de Meursault ne parle pas dans l’Etranger? (on n’entend qu’une
flûte) Pourquoi la Peste se déroule
dans un Oran qui pourrait être Marseille?
Conor Cruise O’Brien, déjà en 1970, parle d’une “solution finale” de la
question arabe chez Camus—provocation extrême de la part de ce militant
irlandais, spécialiste de l’effet « choc ». Edward Said, Conor Cruise
O’Brien, Patrick McCarthy: tous
participent à l’attaque.
Souvenons-nous du roman de Camus, Le premier homme, portrait d’une enfance
algérienne dans la misère, et d’un
écrivain adulte qui débarque dans une
Algérie en guerre, qui aide un Algérien musulman à fuir à la suite d’un
attentat
à la bombe qui pourrait lui être attribué.
Camus a rédigé ce texte dans les
années 1950, au moment même où il préparait la publication de ses
Chroniques
algériennes. Le manuscrit inachevé
était dans sa serviette au moment de son
dernier voyage en auto ; il a été retrouvé avec son corps. La famille de Camus,
ses éditeurs, avaient peur que l’histoire de l’enfance d’un pied noir à
Belcourt
fasse encore du mal à la réputation de Camus, déjà en difficulté—ils
avaient
peur qu’on dise, comme le rappelle Roger Grenier : “Vous voyez, il en était
réduit à raconter son enfance. C’est vraiment qu’il n’avait plus rien à
dire.”
Ils avaient peut-être bien raison, mais en l’absence de ce texte publié
seulement en 1994, Camus n’en était
que moins compris.
Dans le dernier écrit qu’Edward Said a consacré à Camus, le grand critique
palestinien nuance : l’œuvre de Camus exprime « un gâchis et une tristesse
que
nous ne comprenons pas complètement, et dont nous ne sommes pas encore
revenus.
» C’est une réponse passionnée. Mais
toutes ne sont pas aussi nuancées que
celle d’Edward Said. En 1982,
l’anglais Patrick McCarthy publie une biographie
intellectuelle de Camus qui circule aux Etats-Unis. Il
décrit Camus comme un
“mauvais philosophe qui n’a rien à nous apprendre sur la politique” et dont la
vision est “simpliste et barbare”.
Il ajoute : « Même sa résistance
est une
légende construite après la guerre.”
Quant à son legs littéraire,
McCarthy
prétend que les jeunes Français ignorent Camus : « il n’y a pas un seul
romancier ou dramaturge en France qui se réclame de son influence. » En
lisant
cet ouvrage, on se demande pourquoi
McCarthy a accepté de gaspiller son temps
pour un auteur qui lui semblait à ce point mineur.
L’absence de personnages arabes majeurs dans la fiction de Camus est bien
connue: mais la présence de la
question coloniale, des Arabes et de toutes les
communautés berbères, de la Kabylie,
des Juifs en Algérie, et des Algériens
dans la métropole—cette présence dans son œuvre est très peu connue. Et c’est
justement pour cela que je trouve que cette traduction américaine des
Chroniques
algériennes est une si bonne chose.
Camus et la Kabylie
Le grand absent de Resistance, Rebellion and Death, ce sont les essais dans
Chroniques Algeriennes intitulés « Misère de la Kabylie ». Ces textes auraient
été les premiers à être éliminés de Resistance, Rebellion, and Death, car
ce
sont des enquêtes détaillées, spécifiques à une époque révolue. En 1939,
accompagné d’un photographe, Camus se rend en Kabylie pour mener une
enquête de
terrain pour le journal Alger républicain.
Il va retrouver l’ambiance vingt ans
plus tard dans une de ses plus belles nouvelles, qui a comme arrière-fond la
famine qu’il décrit dans « Misère de
la Kabylie. » C’est « L’hôte» publié en
1957 dans L’Exil et le royaume. On y
retrouve la commune mixte, les sacs de blé
de l’administration, la sécheresse : « il serait difficile d’oublier cette
misère, cette armée de fantômes haillonneux errants dans le soleil, » dit
le
narrateur. C’est son propre souvenir
de jeune journaliste qui est inoubliable.
Sans toutefois aborder une critique systématique de la colonisation, «
Misère de
la Kabylie » est le texte le plus documenté des Chroniques algériennes, où
Camus
passe en revue une quantité de statistiques sur le ravitaillement, la
nutrition,
la famine, et l’éducation. C’est
aussi le texte le plus littéraire des
Chroniques algériennes, où le
journaliste d’Alger républicain fait
l’impossible bilan de la misère et la beauté. Après une visite à la tribu de
Tizi-Ouzou, il monte avec un ami kabyle sur les hauteurs de la ville, pour
regarder la nuit tomber :
“Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre
splendide
apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant
qu’il
n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se
réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge. Je savais aussi qu’il y
aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si
grandiose,
mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait
comme
un interdit sur la beauté du monde.
« Descendons, voulez-vous ? » me dit mon compagnon.”
Misère, beauté et polémique : c’est dans « Misère de la kabylie » que l’on
ressent la plus dure critique du gouvernement colonial, du
colonialisme. Nous
ne méritons pas ce pays, dit Camus,
nous avons gâché cette beauté.
Nous
devrions y remédier sans délai, mais
il est probablement trop tard. Nous
sommes alors en 1939.
Quand on pense à Camus et à l’Algérie, on pense à ses prises de position de
la
fin de sa vie; on l’associe uniquement à son opposition au FLN en 1956,
jusqu’à
sa mort en 1960. La question
demeure: comment comprendre non pas ce que Camus a
été à la fin, mais comment il est devenu l’homme de 1958 ? Chroniques
algériennes nous offre une
réponse. Lire Camus sur l’Algérie à
partir de
1939—au lieu de commencer en 1958 avec quelques regards en arrière—nous
oblige à
prendre en compte la lutte qu’il a menée contre le pouvoir colonial, qui
n’avait
rien d’abstrait. Ses racines
intellectuelles sont auprès du parti communiste
algérien; il quitte le parti
communiste quand le parti abandonne sa politique
anti-coloniale, suite à l’ordre de Moscou.
A partir de « Misère de la Kabylie »
Camus sera mis au ban par le gouvernement
français d’Algérie. Black listé,
il
ne trouvera pas de travail et sera obligé de quitter l’Algérie. C’est son
premier exil.
Toute sa vie, il gardera l’impression d’avoir tout risqué pour cet
engagement
anti-colonial. Dans la presse parisienne, il offrait la seule analyse
symptomatique de la répression à Sétif en 1945, pendant que L’Humanité s’en
prenait aux « agents provocateurs fascistes.» Il ne cessait de dire que si le
gouvernement continuait à ignorer un état de famine et de misère, à
poursuivre
sa colonisation violente, à renforcer sa discrimination, la France allait
et
devait perdre l’Algérie. Dans les
années 1950 il se trouvait dans une
situation qui lui était incompréhensible : se voir mis à l’index par la
cause
même qu’il avait le plus ardûment défendue. Et il ne cessait de se moquer
de
l’ignorance des Français tout juste engagés, qui croyaient que tout
Français
d’Algérie était un gros colon.
La nouvelle édition américaine
Avec cette première édition américaine des Chroniques algériennes, on a
décidé
d’ajouter, en appendice, des textes qui n’ont pas paru dans l’édition
française
de 1958 des Chroniques algériennes, mais qui montrent encore plus la
spécificité
de l’engagement de Camus pour l’Algérie–qui montrent ses actes. “La culture
indigène: La nouvelle culture méditerranéenne, ” article de 1937 lorsqu’il
est
encore au parti communiste, est un argument culturel où Camus essaie de
récupérer pour la gauche une pensée méditerranéenne alors sous l’emprise
nationaliste de Charles Maurras et son « génie latin. »
On a ajouté également la lettre que Camus envoie au Monde à la suite des
événements du 14 juillet 1953, à
Paris. Ce jour-là, la police a tiré sur
des
manifestants nord-africains, qui protestaient contre l’arrestation de
Messali
Hadj. Il y a eu sept morts et une
centaine de blessés. Camus écrit: “On
est
fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le
parlement,
auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants
n’auraient
pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec
tant
de confiant abandon…”
Aussi en appendice, nous allons
inclure deux lettres—deux parmi un choix
possible de plusieurs—lettres que Camus a destinées au Président de la
République afin de protester contre la condamnation à mort des militants du
FLN.
On connaissait l’existence de ces lettres, mais c’est Eve Morisi qui les
avait
trouvées aux Archives Camus à Aix : elle les a publiées récemment dans son
volume sur Camus contre la peine de mort.
En voilà une, qui date de septembre
1957 :
“Les avocats de plusieurs condamnés à mort algériens ont tenu à me faire
connaître les mémoires en grâce qui vous sont actuellement soumis au nom de
leurs clients. Ces mémoires, sans
m’autoriser à me prononcer sur le fond des
affaires, m’encouragent cependant à joindre ma requête à la leur. Ce qui m’y
pousse est qu’il ne s’agit pas d’attentats aveugles ni de ce terrorisme
répugnant qui frappe en masse les populations civiles, qu’elles soient
françaises ou musulmanes. De plus,
dans presque toutes ces affaires, il n’y a
pas eu mort d’homme.
Français d’Algérie, ayant toute ma famille à Alger, conscient des dangers
que le
terrorisme fait courir aux miens comme à tous les habitants d’Algérie, le
drame
actuel retentit quotidiennement en moi et assez fort pour que, écrivain et
journaliste, j’aie renoncé à toute action publique qui risquerait, avec les
meilleures intentions du monde, d’aggraver au contraire la situation. Cette
réserve volontaire m’autorise peut-être, monsieur le Président, à vous
prier de
bien vouloir user le plus largement possible de votre droit de grâce en
faveur
des condamnés que leur jeunesse ou leur famille nombreuse désigne de toute
manière à votre pitié. Je suis
d’ailleurs persuadé, après longue réflexion, que
votre indulgence aidera finalement à préserver un peu de l’avenir algérien
que
nous espérons tous.
En vous remerciant d’avance pour l’attention que vous aurez bien voulu
m’accorder, je vous prie de croire, monsieur le Président, à mes sentiments
de
respectueuse considération.”
Nous savons que quatre de ces accusés ont été guillotinés en octobre 1957,
l’année du plus grand nombre d’exécutions pendant la guerre d’Algérie.
Germaine
Tillion témoigne que Camus serait intervenu dans plus de cent cinquante
affaires. Hier, en me promenant à Alger, j’ai vu la liste de ces
guillotinés
inscrite sur le mur de l’ancienne prison de Barberousse. C’est dommage qu’on ne
mette pas une deuxième version de la liste en français, pour que ces noms
prennent tout leur sens pour les visiteurs francophones.
Enfin, nous allons reproduire un article de 1938 sur les hommes condamnés
au
bagne, qui partent en bateau depuis Alger.
Récit où Camus raconte qu’un
prisonnier algérien, accroché aux barreaux d’une cage, lui demande une
cigarette. C’est le seul endroit que
je connaisse dans l’œuvre de Camus où il
écoute, et comprend, si ce n’est qu’une seule phrase en arabe.
Conclusion
Camus a beaucoup parlé de fédéralisme, d’une Algérie où toutes les civilisations
pourraient se réunir. Mais
l’émotion viscérale qu’on ressent en lisant
Chroniques algériennes est beaucoup plus personnelle: c’est l’angoisse de la
séparation. Plus que tout autre
écrivain de langue française du siècle dernier,
Camus nous amène au cœur même d’un problème essentiel à la
littérature, c’est à
dire la négociation du personnel et du politique, qu’il a résumée de façon
à
attirer beaucoup de haine contre lui, par la célèbre formule qu’on cite
souvent
de travers: « la justice ou ma mère ? »
Plus son écriture est personnelle, particulière, plus elle est convaincante.
Camus a puisé son lyrisme, son inventivité, dans son Algérie natale. C’était un
Algérien qui, comme tant d’autres, rêvait d’être français et qui regrettait
en
même temps ce rêve. (Il dira dans un
autre registre, en parlant de ses origines
plus que modestes, qu’il avait eu honte, puis qu’il avait eu honte d’avoir
honte). C’est cette tension entre
la France et l’Algérie qui alimente son
écriture, qui lui donne d’une part son langage souvent “hypercorrect”, son
vouloir-être philosophe, et d’autre
part son dédain pour la vie intellectuelle
française, sa sensualité, ses paysages–
et enfin ce soleil qui tape sur tous
ses personnages, qui les aveugle et les illumine.
Hier à la Librairie du Tiers Monde, place de l’Emir Abdelkader, j’ai vu un
large
espace consacré aux livres de Camus en édition folio—une quinzaine de
titres.
L’autre auteur représenté, sur la table à côté de la caisse était son
partenaire
dans l’appel pour une trêve civile, Ferhat Abbas. J’espère, par notre
discussion de ce soir, mieux connaître le sens que l’œuvre de Camus peut
avoir
en Algérie aujourd’hui.
Sources diverses Internet
Henri Thoa dit Le Pèlerin