Pour ce livre de Jean Pélégri paru pour la première fois en 1989 je ne vais faire aucun commentaire mais je vais me contenter de citer un passage du livre et ,j'en suis sûr, il vous donnera le ton général de ce récit et vous donnera envie de le lire.
Le passage , le voici (p. 51 et s.)
"Il y a une tragédie, selon le mahatma Gandhi quand les uns n'ont pas tout à fait tort et les autres pas tout à fait raison. La guerre civile est une de ces tragédies. En particulier quand elle concerne l'avenir et le destin des vôtres et de votre communauté. Pour trancher ce genre d'affaires, pour choisir, la parole militante, le discours idéologique ne suffisent pas . Et encore moins les propagandes toujours douteuses. On a besoin pour comprendre, pour trancher, d'intercesseurs modestes, de messagers à la parole sincère qui vous fasse comprendre l'injustice sans mettre en cause la dignité des vôtres - afin que l'adhésion ne soit pas simplement un acte intellectuel abstrait et plus ou moins gratuit mais qu'elle vous engage tout entier. Sans trahison des vôtres, sans reniement de ce qui vous est cher.
Cette parole juste, je l'avais trouvé dans Bokhala et dans mes anciens compagnons d'armes algériens. Je l'avais déjà trouvée, élaborée, dans les livres de Roblès, Mammeri et Feraoun. Dans les poèmes de Jean Sénac, dans le vautour de Kateb Yacine, dans le roman de Dib La Grande Maison, qui m'ouvrit l'oreille et qui m'aida à trouver le ton qu'il fallait pour faire parler les hommes et les femmes d'Algérie. Mais la parole juste, douce, subtile, dont j'avais besoin, je l'ai trouvée dans une vielle femme algérienne, du nom de Fatima, qui surgit dans ma vie au moment voulu. Au tout début de la guerre d'Algérie. Une vielle femme illettrée. Mais l'on sait ce qu'il est dit dans le Coran de l'illettré.
Un jour comme les autres, elle se présenta pour demander du travail. Nous n'en avions pas la nécessité, mais je ne sais pourquoi, à cause de son regard et de sa dignité, nous l'engageâmes pour une heure ou deux par jour. Et c'est ainsi que nous nous sommes mis à parler avec elle, chaque jour en prenant le café ,où pendant qu'elle berçait dans ses maigres bras mon fils encore enfant. Malgré son français maladroit, elle avait sur toutes les choses, sur la vie, la vieillesse , l'amour maternel, la guerre, des jugements qu'aurait pu envier le plus savant des moralistes, des images saisonnières où intervenaient tout naturellement la lune , le figuier, le jasmin, le lilas. Et je l'écoutais ému, émerveillé. Chaque jour surpris par ses trouvailles et chaque jour étonné par cette simple et profonde sagesse.
C'est ainsi qu'elle nous apprit, par un détour, que son unique fils avait été tué au maquis pendant des combats. Nous montrant un avion de chasse, elle dit :"Regarde là-haut cette montagne. regarde cet avion qui passe...mon fils aussi l'a regardé!" Et elle ajouta, lointaine, "Quand Dieu te donne un fils, ce n'est pas pour l'enterrer!" Et là j'ai compris à qui elle pensait quand , avec un sourire lointain, elle berçait mon fils entre ses bras en lui chantant une berceuse arabe.
Ainsi, par elle, par ce sourire, par ces paroles douces et subtiles qui ne mettaient pas en cause la dignité des miens, j'ai franchi, sans déchirement, des obstacles qui pouvaient paraître insurmontables.
J'ai compris, parce que je l'aimais, que le racisme n'était qu'une simple et fragile barrière de roseaux.
J'ai compris, jour après jour, sans heurt et sans fracas, le sens du combat du peuple algérien, l'autre côté et l'autre nom des choses, l'autre nom de Dieu. Et sous ses yeux je me suis mis, chaque jour, à apprendre l'écriture arabe et à tracer mes premiers signes. Avec le plaisir de l'enfant qui transforme des sons familiers en lettres- et aussi l'émotion de l'entendre doctement corriger ma prononciation défectueuse. Un apprentissage qu'elle suivit avec attention, à la fois amusée et fascinée- en me demandant parfois d'écrire, sur un petit bout de papier, une phrase sur sa petite-fille Dhalila. Et j'écrivais en signe arabe, de droite à gauche, en m'appliquant: "Dhalila est une. Cela fait, en élève docile, je lui tendais le bout de papier qu'elle regardait un instant, comme si elle savait lire, en murmurant une ou deux fois la phrase arabe. Et qu'après l'avoir plié elle glissait ensuite, comme un talisman, au creux de sa maigre poitrine. En me remerciant avec un sourire heureux que je vois toujours."
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