Henri Thoa dit Le Pèlerin, m a fait parvenir
Albert Camus, Chroniques algériennes 
En 1958, quelques jours avant la naissance de la Cinquième République,  Albert 
Camus publie ses Chroniques algériennes. 
C’est un recueil de ses écrits sur 
l’Algérie, allant de 1939, ses années de journaliste militant à Alger 
républicain,  jusqu’à 1957-58,  les années de son désespoir face à la
révolution 
algérienne.  Une traduction de ces
Chroniques algériennes va paraître pour la 
première fois à Harvard University Press 
en 2013. 
Chroniques algériennes 
La crise en France—la mort de la Quatrième République, la crainte de coup
d’état 
en Algérie, puis le retour du Général de Gaulle au pouvoir—fait que, 
paradoxalement, Les chroniques algériennes de Camus passent
inaperçues.  (J’ai 
pu m’en rendre compte par moi-même : le dossier de presse aux archives
Gallimard 
est presque vide).  Ce qui pourrait
confirmer qu’en 1957, on n’écoutait plus 
beaucoup Camus au sujet de l’Algérie. 
Dans ce mince dossier de presse, seule 
une phrase de René Maran,  l’écrivain
d’origine antillaise, lauréat du prix 
Goncourt en 1921, résonne encore. 
Maran évoque un Camus aussi prescient que 
l’était  Tocqueville sur la Russie et
les Etats-Unis, un auteur dont les 
avertissements rappellent « tous ceux qui ont, de leur côté, annoncé
l’éveil de 
l’Afrique Noire. » 
C’est un livre à double tranchant, comme souvent chez Camus.  Il est à l’écoute 
du nationalisme algérien ; il comprend la nécessité des mouvements pour 
l’indépendance.  Mais c’est aussi le
livre où il dit qu’on ne peut pas imaginer 
l’Algérie sans les Français, que la rupture avec la France serait fatale
pour le 
pays. Je retiens une autre phrase qui montre combien la position de Camus a
pu 
heurter la gauche française, porteurs de valises et autres, si passionnés
par la 
cause algérienne. Camus écrit en conclusion : « En ce qui concerne
l’Algérie, 
l’indépendance nationale
est une formule purement passionnelle » et encore, « les Français en Algérie
sont des ‘indigènes’, au sens fort. » 
Ce texte, on l’a souvent dit, est très décalé par rapport à l’actualité 
algérienne de 1958, car Camus n’habitait plus en Algérie depuis 1939.
Prenons 
par exemple, le texte le plus admiré du volume,  « Pour une trêve civile en 
Algérie » :  au moment où le mot «
Algérien » avait un sens très spécifique, lié 
à la nation naissante, Camus dit toujours Arabe et Français, l’Arabe et le 
Français, comme s’il ne savait pas que tout le monde disait, depuis un
moment 
déjà, « Algériens ».  Ou il est mal
renseigné, ou il est parfaitement bien 
renseigné et il tient à refuser une réalité qu’il ne veut pas accepter. 
Comment relire les chroniques algériennes ? 
Il est passionnant de redécouvrir les Chroniques algériennes en 2012,
cinquante 
années après cette indépendance qu’il a tant redoutée. Ne serait ce que
pour 
relire, en écho aux années 1990, et au 11 septembre 2001, le mot
“terrorisme,” 
que Camus prend toujours soin d’attribuer aux deux acteurs du conflit,
Français 
et Arabes.  Le mot apparaît une
demi-douzaine de fois dans son texte et chaque 
fois, il fait très attention de reconnaître une faute partagée.   On peut lire 
Les Chroniques algériennes comme un texte contre la terreur.  Être un homme 
libre, dit Camus, c’est refuser à la fois d’exercer et de subir la terreur.
La 
phrase la  plus citée des Chroniques
algériennes –Assia Djebar la met en exergue 
de son livre Le blanc de l’Algérie—paraît dans l’appel d’Albert Camus pour
une 
trêve civile en 1956–et elle est toute personnelle: « Si j’avais le pouvoir
de 
donner une voix à la solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est
avec 
cette voix que je m’adresserais à vous. » 
Camus est à deux pas de notre Centre d’Etudes « Les Glycines », à l’ancien
hôtel 
Saint Georges-devenu-l’hôtel El Djazair, lorsqu’il rédige ce texte pour une
table ronde qui devait réunir toutes les tendances politiques susceptibles 
d’arrêter la terreur:  Emmanuel
Roblès, le docteur Khaldi en tant que musulman, 
Ferhat Abbas du Parti du Manifeste (Abbas qui va intégrer le FLN),  le père 
Cuoq, un père blanc qui représente l’Église catholique (et qui fonda la
revue de 
presse ici au 5 chemin des Glycines), 
enfin le Pasteur Capieu pour l’Église 
protestante. 
La phrase de Camus, citée en exergue par Djebar,  est fascinante et mérite qu’on 
s’y attarde.  Je vous la répète: « Si
j’avais le pouvoir de donner une voix à la 
solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec cette voix que
je 
m’adresserais à vous. »  Le “si
hypothétique” avec l’imparfait qu’on apprend à 
l’école : l’hypothèse possible.  Si
Camus avait le pouvoir… pas le pouvoir 
d’améliorer la situation mais seulement le pouvoir de dire l’angoisse et la
solitude des autres–et ce n’est pas sûr qu’il l’ait.   On a appris par la suite 
que cette réunion pour une trêve civile n’était pas ce qu’il a cru :
c’était le 
FLN  qui a protégé Camus, ce jour-là,
contre les menaces de mort, ce même FLN 
qu’il va maudire dans sa préface aux Chroniques algériennes pour son « 
terrorisme appliqué » aux civils français et arabes.  Comme le dit Roger Grenier 
dans un texte sur Camus et l’Algérie: « ce dernier espoir des libéraux 
européens, n’est déjà, pour les nationalistes algériens, qu’un épisode
tactique. 
C’était la fin des libéraux. » 
Autrement dit, Camus évoque la solitude de 
chacun, au moment où un mouvement de masse bat son plein.  La solitude qu’il 
projette est surtout la sienne.  
Les Chroniques Algériennes ont beau être décalées par rapport à 1956, à
1958, ce 
livre vit aujourd’hui une deuxième vie. 
Son cri contre la terreur, son appel à 
la pluralité des cultures, sa résistance aux fondamentalismes,  donne de 
l’espoir dans le contexte actuel. Djebar, dans Le blanc de l’Algérie,
attribue 
beaucoup de pouvoir à Camus, comme s’il avait été un grand leader
politique.   
Elle le compare à Nelson Mandela.  Et
elle prétend que cette trêve civile était 
le  moment clé, le moment où tout
aurait pu se passer autrement,  sans
violence, 
en Algérie.  On pense à cet
inoubliable passage dans L’Etranger: “C’est là, dans 
le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé…. Et c’était
comme 
quatre coups brefs que je frappais sur la porte du Malheur.”  Djebar fait un 
geste similaire, un geste d’écrivain: 
il n’y a pas eu un seul moment, bien sûr,  
mais l’écrivain veut nous faire sentir qu’il y a bien eu un moment où tout
s’est 
décidé:  où l’on pouvait encore
arrêter la violence, ou bien, s’y livrer. 
L’accueil du public américain 
Si les Chroniques algériennes ont été, jusqu’à récemment, quelques peu
oubliées 
en France, leur situation dans le monde anglo-saxon est encore plus
obscure. À 
la place des Chroniques algériennes, un livre anglais  a vu le jour en 1961 sous 
le titre  Resistance, Rebellion, and
Death  [la Resistance, la Rébellion, et
la 
mort].  Un tout autre livre en
fait.  Voici comment ça s’est passé: dans
la 
dernière année de sa vie, Camus lui même a rassemblé pour son éditeur
américain 
une collection de ses articles dans la presse, ses discours, et ses écrits 
polémiques.   Il a choisi sa “Lettre
à un ami allemand » de 1944; 
quelques-uns 
de ses articles dans Combat sur la Libération de Paris ; un texte sur
l’Espagne, 
et  sur l’insurrection hongroise ;
paraît aussi dans ce volume, ses Réflexions 
sur la guillotine.  En somme,
vingt-trois essais qu’il considère représentatifs 
de son engagement.   Cent trente
pages — un peu plus de la moitié des Chroniques 
algériennes– sont inclues dans un chapitre de Resistance, Rebellion and
Death 
intitulé tout simplement “Algeria.” 
On y  trouve  son avant propos, sa lettre à 
Azziz Kessous, dite “lettre à un militant algérien” de 1955,  son appel pour une 
trêve civile, plus la conclusion de Chroniques Algériennes, « Algérie 1958,
» ce 
chant de cygne où il dit tout son désespoir. 
Ce titre, Resistance, Rebellion and Death est bien choisi pour un public 
américain qui, en 1961, l’année de sa publication, n’est pas au courant de
la 
dernière polémique parisienne.  Il ne
sait pas nécessairement que Camus et 
Sartre s’étaient brouillés;  il
identifie un Camus politique à la Résistance aux 
Nazis pendant l’Occupation, et à son livre L’homme révolté—qui a paru en
anglais 
sous le titre The Rebel.   Ainsi
:  Resistance  et Rebellion. 
Et c’est dans ce 
livre que l’Amérique découvre l’opposition de Camus à la peine de mort
(Death) 
et puis, évidemment,  un Camus
mort—mort dans un accident de voiture en janvier 
1960, et passé à la légende. 
Il y a des modes pour les titres comme pour tout, et Camus a pu marquer nos
esprits avec ses titres courts, essentiels, tirés vers l’abstraction:  La Chute, 
la Peste, L’Etranger, L’Exil et le royaume. 
Donc :  Resistance, Rebellion and 
Death.  Ces trois
mots-coups-de-cloche sont en harmonie avec le reste de son 
œuvre–fictions et essais. Sur la couverture du livre, un poing, signe 
révolutionnaire, et des couleurs d’incendie. De quoi évoquer des conditions
d’urgence—sans spécifier lesquelles. 
 Camus l’américain 
Qui est Camus pour les Etats-Unis, qui était-il dans les années 1950
jusqu’à 
aujourd’hui ? 
Comme le feront Sartre et Beauvoir, Camus s’embarque pour les Etats-Unis
dans 
l’immédiat après-guerre, où il sera accueilli par Claude Lévi-Strauss aux 
services culturels de l’ambassade de France à New York. Il est alors
rédacteur 
en chef à Combat, déjà l’auteur de l’Étranger, du Mythe de Sisyphe et de 
Caligula.  Il passe son temps à dire
qu’il n’est pas existentialiste, malgré son 
association avec Sartre, mais personne ne l’écoute.  Beauvoir ne l’a pas encore 
blessé par son portrait scandaleux de « Henri » dans Les Mandarins.   À New 
York, ce mois de mai 1946, Herbert Hoover du FBI demande une enquête sur un
écrivain français qui débarque du SS Oregon et dont le parcours lui paraît 
douteux.  Ses agents sur le terrain
finissent par le rassurer que ni Camus, ni 
Combat n’ont aucune tendance communiste. 
Camus porte un imperméable serré à la 
taille par une ceinture, et il écrit à ses amis Michel et Janine Gallimard
: 
“Ici, on m’appelle le petit Bogart.” 
Camus vedette de film noir? 
Pour cet homme du théâtre, ce n’est pas invraisemblable.  Il y aurait beaucoup 
de choses à dire sur l’attirance de Camus pour le roman noir américain, qui
l’inspire pour l’ambiance de l’Etranger, ainsi que du style de ce premier
roman, 
sans intériorité psychologique, avec Meursault qui vit dans l’instant, et
parle 
au passé composé. 
On trouve dans les carnets de l’écrivain de l’année 1946 une grande
ambivalence 
pour les Etats-Unis.  Un pays où les
gens parlent pour ne rien dire.  Où il
n’y 
a aucune ironie.  Où règne un
optimisme un peu bête.   Si l’on oppose
l’ironie 
parisienne, qui va finir par l’agacer autant, et la vie violente et abrupte
qu’il évoque dans un essai lyrique comme « L’Été à Alger »,  cela fait un 
triangle intéressant d’attitudes : la grisaille de Paris,  l’Amérique avec ses 
couleurs de clown, et l’Algérie où tout est brûlant.  Camus dira de New York, 
des Etats-Unis : 
“‘J’admire les femmes dans les rues, les coloris des robes, ceux des taxis
qui 
ont tous l’air d’insectes endimanchés, rouges, jaunes, verts.   Quant aux 
magasins de cravates, il faut les voir pour les croire.  Tant de mauvais goût 
paraît à peine imaginable.  D.  [c’est Dolores, une amie de Sartre qui lui
sert 
de guide]  m’affirme que les
Américains n’aiment pas les idées.  C’est
ce qu’on 
dit.  Je m’en méfie.” 
Camus et la Gauche 
On peut dire qu’à la longue, les Etats-Unis ont bien renvoyé à Camus son 
ambivalence à leur égard – ou plutôt ils lui ont renvoyé leur
incompréhension.  
Le problème aux Etats-Unis, c’est qu’on a longtemps présenté Camus comme le
porte-parole d’une école littéraire, ce qui l’a privé de sa spécificité.
Depuis 
1945 jusqu’aux années 1980, des générations de professeurs de français 
enseignaient Camus, Sartre et Beauvoir comme une trinité
existentialiste.  On y 
ajoutait parfois Malraux.  On
s’appuyait sur l’absurde, sur la condition 
humaine; la nausée de Roquentin était assimilée au mal être de
Meursault.  Comme 
si du Havre dans La Nausée de Sartre et 
de l’Alger dans l’Étranger de Camus 
suintaient le même mal être.  Comme
il est rassurant de mettre nos écrivains 
dans des boites, de les étiqueter par tendance. 
Mais ce qu’il faut aussi retenir, c’est que L’Étranger reste le roman français
le plus connu et le plus enseigné aux Etats-Unis, depuis les années
cinquante à 
nos jours.   On ne compte plus le
nombre d’exemplaires  vendus— les
millions 
d’exemplaires–de l’édition scolaire de L’Étranger, drôle d’édition où
l’éditeur 
supprime des passages jugés trop “hard”—passant à l’index les expressions
de la 
violence du proxénète, la référence à la “chose” de la maitresse mauresque,
ou 
bien à la masturbation en prison. 
Quand j’ai lu ce roman pour la première fois 
dans un cours de français, à l’âge de 15 ans,  le professeur ne nous a pas parlé 
de l’Algérie.  Beaucoup de choses ont
dû se dérouler aux Etats-Unis pour que le 
label existentialiste de l’écrivain français s’estompe enfin, pour que
Camus 
devienne pour ses lecteurs américains un Français d’Algérie, puis un
Algérien 
tout court. 
On peut parler d’un mouvement en plusieurs étapes, d’une sorte de
dialectique. 
En même temps—et c’est ce qui est si compliqué—Camus l’existentialiste a
été un 
héros pour la gauche militante américaine des années 1960, la New Left et
les 
Black Panthers:  C’est l’un des
grands paradoxes de l’histoire littéraire 
franco-américaine que Camus ait pu rester un héros pour les Panthères
noires, 
pour Tom Hayden, pour Angela Davis, (jeune étudiante en littérature
française en 
1962), à l’époque même où il était, en France, réduit au statut de
l’écrivain 
colon. Camus doit son prestige américain en large partie aux professeurs de
littérature et de philosophie de cette époque— de fervents admirateurs de
la 
Résistance–qui ont enseigné La peste comme une allégorie de la lutte contre
le 
nazisme,  comme un manuel
d’engagement.  (Sartre éprouve le même
enthousiasme 
pour La Peste lors d’une conférence qu’il a faite à Harvard en 1945 sur la 
nouvelle littérature française de l’après-guerre, après avoir lu ce roman
en 
manuscrit.  Beaucoup plus tard, dans
un entretien, il dira au contraire combien 
Camus était un “con” d’avoir parlé du Nazisme comme d’une épidémie
naturelle, 
venant de nulle part.) 
Quant à la New Left, écoutons Tom Hayden, radical,  qui, contrairement à ce que 
dit Sartre, a trouvé de quoi alimenter son travail pour le mouvement des
droits 
civiques dans le Sud profond des Etats-Unis en lisant La Peste : “Camus a 
cherché une moralité au milieu du doute et du nihilisme, par une idéologie 
rassurante qui nous était importante.” 
Et à Hayden de citer le passage de 
L’homme révolté que jeune radical, il avait souligné  maintes fois au crayon 
rouge dans son édition de poche: 
“Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle
que 
le “cogito” dans l’ordre de la pensée: elle est la première évidence.  Mais 
cette évidence tire l’individu de sa solitude.  Elle est un lieu commun qui 
fonde sur tous les hommes la première valeur.  Je me révolte, donc nous sommes.” 
Peu importe, pour ces jeunes militants américains, que  L’homme révolté de Camus 
ait été violemment attaqué par Francis Jeanson pour sa “morale de croix
rouge”, 
son insuffisance de théorie marxiste, ses trop jolies tournures. Ils ne
lisaient 
pas Les temps modernes.  Camus a pu
inspirer un engagement politique soutenu 
parmi ceux qui ne savaient pas qu’il n’était plus « politiquement correct.
» 
Susan Sontag 
La première intellectuelle américaine à transmettre au public américain le 
dédain de Jeanson et de Sartre pour Camus est Susan Sontag,  essayiste New 
Yorkaise à penchant philosophique. 
En 1963, dans son compte-rendu d’une 
traduction des Carnets de Camus dans la New York Review of Books, elle  sonne 
l’alarme.  Elle le fait d’abord par
son ton, son entrée en matière. Il y a deux 
sortes d’écrivains,  dit-elle: les
amants et les maris. Connaissant l’image de 
Camus, on s’attend à ce qu’elle évoque le Camus don juan, « le petit
Bogart. »  
Mais non, c’est Camus le mari idéal qu’elle va épingler : son Camus est
trop 
rangé,  et même ennuyeux. Voici
comment elle critique Camus à propos de 
l’Algérie: « Son incapacité à s’engager vis à vis la question
algérienne—sujet 
sur lequel il était plus qualifié que quiconque—fut l’ultime et malheureux 
testament de sa vertu morale. »  Et
elle ajoute: 
« Pendant que Camus s’est accroché à son silence, Merleau-Ponty et Sartre
ont 
cherché des signataires de prestige pour deux manifestes historiques contre
la 
guerre en Algérie. » 
Sontag laisse comprendre que Camus aurait refusé de signer ces deux
manifestes.  
Le problème, c’est qu’elle se réfère au célèbre manifeste des 121
intellectuels 
de septembre 1960 et au deuxième manifeste plus modéré qui l’a suivi: or,
les 
deux manifestes ont paru 9 mois après la mort de Camus.  On devrait avoir pas 
mal de sympathie pour ce genre d’erreur: personne n’avait la possibilité,
en 
1963, de vérifier de telles dates sur internet.    C’était déjà quelque chose de 
pouvoir transmettre la pensée récente de Sartre aux intellectuels
américains : 
Sontag, à la différence de la plupart de ses compatriotes, lisait Les temps
modernes. 
Mais elle avait tort de dire que Camus n’a pas pris position.  Il a pris une 
position, considérée comme irréaliste et rejetée par le milieu intellectuel
parisien.  Elle n’est pas la seule à
parler ainsi, on trouve la même 
condamnation du silence de Camus tout au long des années 1960.  En effet il a 
refusé de s’exprimer sur l’Algérie après l’appel pour une trêve civile de 
janvier 1956 jusqu’en mai 1958, quand paraissent ses Chroniques
algériennes.  Ce 
silence de vingt-huit mois est devenu une métonymie pour son
attentisme.  Et sa 
mort en janvier 1960 a rendu ce silence de vingt-huit mois permanent.  Il faut 
se rappeler que Camus n’existait plus au moment du procès de Jeanson et des
porteurs de valise,  ni quand les
intellectuels ont protesté contre la 
conscription militaire par leurs manifestes, ni quand Sartre a préfacé les 
Damnés de la terre de Fanon,  ni au
moment des Accords d’Evian.   On ne sait
pas 
comment il aurait réagi.  On se met
donc à l’imaginer. 
Une tendance de la critique littéraire américaine 
L’attitude de Sontag, lectrice de Sartre, annonce en fait une grande
tendance de 
la critique littéraire américaine. 
Après une longue période formaliste, celle 
de la “New Criticism” et le structuralisme textuel,  la critique littéraire 
s’approche de plus en plus des questions politiques et historiques.
Orientalism 
de Edward Said, alors professeur à Columbia University, fonde les post
colonial 
studies en 1978.  Nous sommes juste
après la guerre au Vietnam, le scandale de 
Nixon, et la contestation est dans l’air. 
C’est pendant cette période qu’on étiquète Camus comme le type même de 
l’écrivain colon.  Les questions
littéraires que pose cette nouvelle génération 
sont intéressantes, elles animent encore des salles de séminaires: Pourquoi
la 
victime arabe de Meursault ne parle pas dans l’Etranger?  (on n’entend qu’une 
flûte)  Pourquoi la Peste se déroule
dans un Oran qui pourrait être Marseille?  
Conor Cruise O’Brien, déjà en 1970, parle d’une  “solution finale” de la 
question arabe chez Camus—provocation extrême de la part de ce militant 
irlandais, spécialiste de l’effet « choc ».    Edward Said, Conor Cruise 
O’Brien, Patrick McCarthy:  tous
participent à l’attaque. 
Souvenons-nous du roman de Camus, Le premier homme, portrait d’une enfance  
algérienne dans la misère,  et d’un
écrivain adulte qui débarque dans une 
Algérie en guerre, qui aide un Algérien musulman à fuir à la suite d’un
attentat 
à la bombe qui pourrait lui être attribué.  
Camus a rédigé ce texte dans les 
années 1950, au moment même où il préparait la publication de ses
Chroniques 
algériennes.  Le manuscrit inachevé
était dans sa serviette au moment de son 
dernier voyage en auto ; il a été retrouvé avec son corps.  La famille de Camus, 
ses éditeurs, avaient peur que l’histoire de l’enfance d’un pied noir à
Belcourt 
fasse encore du mal à la réputation de Camus, déjà en difficulté—ils
avaient 
peur qu’on dise, comme le rappelle Roger Grenier : “Vous voyez, il en était
réduit à raconter son enfance. C’est vraiment qu’il n’avait plus rien à
dire.”  
Ils avaient peut-être bien raison, mais en l’absence de ce texte publié 
seulement en 1994,  Camus n’en était
que moins compris. 
Dans le dernier écrit qu’Edward Said a consacré à Camus, le grand critique 
palestinien nuance : l’œuvre de Camus exprime « un gâchis et une tristesse
que 
nous ne comprenons pas complètement, et dont nous ne sommes pas encore
revenus. 
»  C’est une réponse passionnée. Mais
toutes ne sont pas aussi nuancées que 
celle d’Edward Said.  En 1982,
l’anglais Patrick McCarthy publie une biographie 
intellectuelle de Camus qui circule aux Etats-Unis.  Il 
décrit Camus comme un 
“mauvais philosophe qui n’a rien à nous apprendre sur la politique”  et dont la 
vision est “simpliste et barbare”. 
Il ajoute :  « Même sa résistance
est une 
légende construite après la guerre.” 
Quant à son legs littéraire, 
McCarthy 
prétend que les jeunes Français ignorent Camus : « il n’y a pas un seul 
romancier ou dramaturge en France qui se réclame de son influence. » En
lisant 
cet ouvrage,  on se demande pourquoi
McCarthy a accepté de gaspiller son temps 
pour un auteur qui lui semblait à ce point mineur. 
L’absence de personnages arabes majeurs dans la fiction de Camus est bien 
connue:   mais la présence de la
question coloniale, des Arabes et de toutes les 
communautés berbères,  de la Kabylie,
des Juifs en Algérie, et des Algériens 
dans la métropole—cette présence dans son œuvre est très peu connue.  Et c’est 
justement pour cela que je trouve que cette traduction américaine des
Chroniques 
algériennes est une si bonne chose. 
Camus et la Kabylie 
Le grand absent de Resistance, Rebellion and Death, ce sont les essais dans
Chroniques Algeriennes intitulés « Misère de la Kabylie ».   Ces textes auraient 
été les premiers à être éliminés de Resistance, Rebellion, and Death, car
ce 
sont des enquêtes détaillées, spécifiques à une époque révolue.  En 1939, 
accompagné d’un photographe, Camus se rend en Kabylie pour mener une
enquête de 
terrain pour le journal Alger républicain. 
Il va retrouver l’ambiance vingt ans 
plus tard dans une de ses plus belles nouvelles,  qui a comme arrière-fond la 
famine qu’il  décrit dans « Misère de
la Kabylie. »  C’est « L’hôte» publié en 
1957 dans L’Exil et le royaume.  On y
retrouve la commune mixte, les sacs de blé 
de l’administration, la sécheresse : « il serait difficile d’oublier cette 
misère, cette armée de fantômes haillonneux errants dans le soleil, » dit
le 
narrateur.  C’est son propre souvenir
de jeune journaliste qui est inoubliable. 
Sans toutefois aborder une critique systématique de la colonisation, «
Misère de 
la Kabylie » est le texte le plus documenté des Chroniques algériennes, où
Camus 
passe en revue une quantité de statistiques sur le ravitaillement, la
nutrition, 
la famine, et l’éducation.  C’est
aussi le texte le plus littéraire des 
Chroniques algériennes,  où le
journaliste d’Alger républicain  fait 
l’impossible bilan de la misère et la beauté.  Après une visite à la tribu de 
Tizi-Ouzou, il monte avec un ami kabyle sur les hauteurs de la ville, pour 
regarder la nuit tomber : 
“Et à cette heure où l’ombre qui descend des montagnes sur cette terre
splendide 
apporte une détente au cœur de l’homme le plus endurci, je savais pourtant
qu’il 
n’y avait pas de paix pour ceux qui, de l’autre côté de la vallée, se 
réunissaient autour d’une galette de mauvaise orge.  Je savais aussi qu’il y 
aurait eu de la douceur à s’abandonner à ce soir si surprenant et si
grandiose, 
mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous mettait
comme 
un interdit sur la beauté du monde. 
« Descendons, voulez-vous ? » me dit mon compagnon.” 
Misère, beauté et polémique : c’est dans « Misère de la kabylie » que l’on 
ressent la plus dure critique du gouvernement colonial, du
colonialisme.  Nous 
ne méritons pas ce pays, dit Camus, 
nous avons gâché cette beauté. 
Nous 
devrions y remédier sans délai,  mais
il est probablement trop tard.  Nous 
sommes alors en 1939. 
Quand on pense à Camus et à l’Algérie, on pense à ses prises de position de
la 
fin de sa vie; on l’associe uniquement à son opposition au FLN en 1956,
jusqu’à 
sa mort en 1960.  La question
demeure: comment comprendre non pas ce que Camus a 
été à la fin, mais comment il est devenu l’homme de 1958 ? Chroniques 
algériennes  nous offre une
réponse.  Lire Camus sur l’Algérie à
partir de 
1939—au lieu de commencer en 1958 avec quelques regards en arrière—nous
oblige à 
prendre en compte la lutte qu’il a menée contre le pouvoir colonial, qui
n’avait 
rien d’abstrait.   Ses racines
intellectuelles sont auprès du parti communiste 
algérien;  il quitte le parti
communiste quand le parti abandonne sa politique 
anti-coloniale, suite à l’ordre de Moscou. 
A partir de « Misère de la Kabylie » 
Camus sera mis au ban par le gouvernement 
français d’Algérie.  Black listé,
il 
ne trouvera pas de travail et sera obligé de quitter l’Algérie.  C’est son 
premier exil. 
Toute sa vie, il gardera l’impression d’avoir tout risqué pour cet
engagement 
anti-colonial. Dans la presse parisienne, il offrait la seule analyse 
symptomatique de la répression à Sétif en 1945, pendant que L’Humanité s’en
prenait aux « agents provocateurs fascistes.»  Il ne cessait de dire que si le 
gouvernement continuait à ignorer un état de famine et de misère, à
poursuivre 
sa colonisation violente, à renforcer sa discrimination, la France allait
et 
devait perdre l’Algérie.   Dans les
années 1950 il se trouvait dans une 
situation qui lui était incompréhensible : se voir mis à l’index par la
cause 
même qu’il avait le plus ardûment défendue. Et il ne cessait de se moquer
de 
l’ignorance des Français tout juste engagés, qui croyaient que tout
Français 
d’Algérie était un gros colon. 
La nouvelle édition américaine 
Avec cette première édition américaine des Chroniques algériennes, on a
décidé 
d’ajouter, en appendice, des textes qui n’ont pas paru dans l’édition
française 
de 1958 des Chroniques algériennes, mais qui montrent encore plus la
spécificité 
de l’engagement de Camus pour l’Algérie–qui montrent ses actes. “La culture
indigène: La nouvelle culture méditerranéenne, ” article de 1937 lorsqu’il
est 
encore au parti communiste, est un argument culturel où Camus essaie de 
récupérer pour la gauche une pensée méditerranéenne alors sous l’emprise 
nationaliste de Charles Maurras et son « génie latin. » 
On a ajouté également la lettre que Camus envoie au Monde à la suite des 
événements du 14 juillet 1953,  à
Paris.  Ce jour-là, la police a tiré sur
des 
manifestants nord-africains, qui protestaient contre l’arrestation de
Messali 
Hadj.  Il y a eu sept morts et une
centaine de blessés.  Camus écrit: “On
est 
fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le
parlement, 
auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants
n’auraient 
pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec
tant 
de confiant abandon…” 
Aussi en appendice,  nous allons
inclure deux lettres—deux parmi un choix 
possible de plusieurs—lettres que Camus a destinées au Président de la 
République afin de protester contre la condamnation à mort des militants du
FLN.  
On connaissait l’existence de ces lettres, mais c’est Eve Morisi qui les
avait 
trouvées aux Archives Camus à Aix : elle les a publiées récemment dans son 
volume sur Camus contre la peine de mort.  
En voilà une, qui date de septembre 
1957 : 
“Les avocats de plusieurs condamnés à mort algériens ont tenu à me faire 
connaître les mémoires en grâce qui vous sont actuellement soumis au nom de
leurs clients.  Ces mémoires, sans
m’autoriser à me prononcer sur le fond des 
affaires, m’encouragent cependant à joindre ma requête à la leur.  Ce qui m’y 
pousse est qu’il ne s’agit pas d’attentats aveugles ni de ce terrorisme 
répugnant qui frappe en masse les populations civiles, qu’elles soient 
françaises ou musulmanes.  De plus,
dans presque toutes ces affaires, il n’y a 
pas eu mort d’homme. 
Français d’Algérie, ayant toute ma famille à Alger, conscient des dangers
que le 
terrorisme fait courir aux miens comme à tous les habitants d’Algérie, le
drame 
actuel retentit quotidiennement en moi et assez fort pour que, écrivain et 
journaliste, j’aie renoncé à toute action publique qui risquerait, avec les
meilleures intentions du monde, d’aggraver au contraire la situation.  Cette 
réserve volontaire m’autorise peut-être, monsieur le Président, à vous
prier de 
bien vouloir user le plus largement possible de votre droit de grâce en
faveur 
des condamnés que leur jeunesse ou leur famille nombreuse désigne de toute 
manière à votre pitié.  Je suis
d’ailleurs persuadé, après longue réflexion, que 
votre indulgence aidera finalement à préserver un peu de l’avenir algérien
que 
nous espérons tous. 
En vous remerciant d’avance pour l’attention que vous aurez bien voulu 
m’accorder, je vous prie de croire, monsieur le Président, à mes sentiments
de 
respectueuse considération.” 
Nous savons que quatre de ces accusés ont été guillotinés en octobre 1957, 
l’année du plus grand nombre d’exécutions pendant la guerre d’Algérie.
Germaine 
Tillion témoigne que Camus serait intervenu dans plus de cent cinquante 
affaires. Hier, en me promenant à Alger, j’ai vu la liste de ces
guillotinés 
inscrite sur le mur de l’ancienne prison de Barberousse.  C’est dommage qu’on ne 
mette pas une deuxième version de la liste en français, pour que ces noms 
prennent tout leur sens pour les visiteurs francophones. 
Enfin, nous allons reproduire un article de 1938 sur les hommes condamnés
au 
bagne, qui partent en bateau depuis Alger. 
Récit où Camus raconte qu’un 
prisonnier algérien, accroché aux barreaux d’une cage, lui demande une 
cigarette.  C’est le seul endroit que
je connaisse dans l’œuvre de Camus où il 
écoute, et comprend, si ce n’est qu’une seule phrase en arabe. 
Conclusion 
Camus a beaucoup parlé de fédéralisme, d’une Algérie où toutes les civilisations
pourraient se réunir.   Mais
l’émotion viscérale qu’on ressent en lisant 
Chroniques algériennes est beaucoup plus personnelle: c’est  l’angoisse de la 
séparation.  Plus que tout autre
écrivain de langue française du siècle dernier, 
Camus nous amène au cœur même d’un problème essentiel à la
littérature,  c’est à 
dire la négociation du personnel et du politique, qu’il a résumée de façon
à 
attirer beaucoup de haine contre lui, par la célèbre formule qu’on cite
souvent 
de travers: « la justice ou ma mère ? » 
Plus son écriture est personnelle, particulière,  plus elle est convaincante.  
Camus a puisé son lyrisme, son inventivité, dans son Algérie natale.  C’était un 
Algérien qui, comme tant d’autres, rêvait d’être français et qui regrettait
en 
même temps ce rêve.  (Il dira dans un
autre registre, en parlant de ses origines 
plus que modestes, qu’il avait eu honte, puis qu’il avait eu honte d’avoir 
honte).   C’est cette tension entre
la France et l’Algérie qui alimente son 
écriture, qui lui donne d’une part son langage  souvent “hypercorrect”,  son 
vouloir-être philosophe,  et d’autre
part son dédain pour la vie intellectuelle 
française, sa sensualité, ses paysages– 
et enfin ce soleil qui tape sur tous 
ses personnages, qui les aveugle et les illumine. 
Hier à la Librairie du Tiers Monde, place de l’Emir Abdelkader, j’ai vu un
large 
espace consacré aux livres de Camus en édition folio—une quinzaine de
titres.  
L’autre auteur représenté, sur la table à côté de la caisse était son
partenaire 
dans l’appel pour une trêve civile, Ferhat Abbas.  J’espère, par notre 
discussion de ce soir, mieux connaître le sens que l’œuvre de Camus peut
avoir 
en Algérie aujourd’hui. 
Sources diverses Internet 
Henri Thoa dit Le Pèlerin 
1 commentaire:
Voilà un très beau texte plein d'émotion retenue et qui fait aimer encore davantage Albert Camus. Je ressens à la lecture de ce texte la m^me émotion que j'ai souvent ressenti lors de mes lectures pour écrire mon livre.
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