lundi 31 janvier 2022

Albert Camus et l'indépendance de l'Algérie: Conférence en forme de synthèse de mes précédents écrits.

                                                                                 


Tous les lecteurs de Camus ont souvent apprécié le style de cet écrivain, un style fait de clarté, d’un certain lyrisme et d’une grande précision.

Camus s’exprime toujours clairement et ses idées philosophiques et politiques sont claires.

C’est  sans doute pourquoi certains lui ont refusé le titre de philosophe où, avec les sartriens, l’ont qualifié de « philosophe pour classe terminale », précisément parce qu’il n’utilise pas le jargon des philosophes et qu’il s’exprime avec clarté ,en écrivain avant tout, comme il le revendiquait  lui-même.

Il estimait qu’il ,’était pas philosophe ne sachant pas élaborer des systèmes de pensées et il avait écrit : « Si j’avais à écrire un livre de philosophie les pages en seraient blanches et sur la dernière il y aurait le mot aimer. »

Et pourtant il  y a bien une question où Camus est ambigu , insuffisamment clair  et sur laquelle on a du mal  à s’expliquer sa position : c’est celle de l’indépendance de l’Algérie.

Si, sentimentalement, son attachement viscéral à cette terre lui rendait difficile de voir l’indépendance arriver, il semble que, intellectuellement, tout dans ce qu’il avait écrit et ce qu’il était aurait dû le conduire à être aux côtés  de la très grande majorité des intellectuels de l’époque et de soutenir l’idée d’indépendance de l’Algérie colonisée voulue par les Algériens.

Or il a clairement exclu, à l’époque ,cette idée d’indépendance et, à la fin a milité, quoique assez mollement pour une sorte de système fédéraliste porté par un juriste Monsieur Lauriol qui aurait permis la coexistence des deux peuples sur la terre algérienne.

On sait ce que cette position lui a valu de critiques virulentes chez les intellectuels français de l’époque, de ruptures avec certains de ses amis proches. Je pense, ici,  a  Jean Sénac, cette sorte de fils adoptif  et à Jean Daniel par exemple. Ruptures dont il a été profondément meurtri.

Cela lui a valu ,aussi, après sa mort en 1960 et après l’indépendance de l’Algérie en 1962, une sorte d’excommunication par une grande partie de l’élite algérienne qui ne lui pardonnait pas d’avoir refusé l’idée d’indépendance.

Qui, à partir de là, et mené par M. Ibrahimi, a voulu faire de lui un adversaire des algériens qui, dans son œuvre romanesque n’aurait jamais évoqué les algériens et qui, lorsqu’il évoquait un algérien c’est pour qu’il soit tué comme dans l’Etranger, symbole disaient ces apprentis psychanalystes de sa volonté d’éliminer les arabes!

On sait aussi sans qu’il soit besoin d’y revenir longuement combien les intellectuels français , avec à leur tête les sartriens l’ont voué aux gémonies après sa phrase prononcée à Stockholm, au moment de son prix Nobel de littérature, en réponse à un étudiant :

« Entre la  justice et ma mère je préfèrerai ma mère », phrase qui fut sortie de son contexte et de sa densité pour lui faire dire qu’il préférait l’Algérie colonisée !

A quoi donc est dû  cette absence de clarté, cette position, en réalité ,si contraire à son comportement en Algérie et a tout ce qu’il avait été durant sa vie ?

C’est à cette question que je voudrai réfléchir avec vous, estimant, pour ma part, qu’aucune réponse satisfaisante n’a été ,jusqu’ à présent apportée a cette question importante.

Disons d'abord qu'il a été parmi les premiers a combattre les méfaits du colonialisme et soulignons aussi qu'en publiant sa préface aux Chroniques Algériennes  en 1958 il dit , on ne peut plus clairement que la solution passe par la fin du colonialisme (p.27)

Pourquoi dés lors ne pas aller jusqu'à soutenir comme l'immense majorité de la gauche l'indépendance du pays.

Pendant longtemps on a expliqué cette position par l’amour qu’il avait de son Algérie natale , qui ,malgré la misère de sa famille lui avait donné une enfance heureuse , le goût du bonheur, l’amour de tous ces pauvres qu’il avait fréquenté autour de sa famille et qui ne méritaient pas , selon lui d’être chassé de ce pays où ils n’avaient jamais été des exploiteurs.

Tout cela est vrai et il suffit de lire son œuvre et Noces en particulier pour s’en convaincre mais aussi le Premier homme et de lire le récit de sa vie par les nombreux biographes qui se sont intéressés a lui. Oui, il aimait passionnément l’Algérie mais cet amour avait-il le pouvoir de troubler son jugement ? C’est sur ce point que la réponse par l’amour de son pays me paraît insuffisante.

Elle a pourtant été théorisée par un intellectuel Albert Memmi qui dans son "Portrait du colonisé" et "Portrait du colonisateur" a évoqué "le colonisateur de bonne volonté". Selon Albert Memmi, les colons de gauche sympathisaient avec le sort des colonisés mais ne pouvaient sincèrement soutenir cette lutte sans attaquer leur propre existence et leur communauté. "Il y a, je crois, des situations historiques impossibles, celle-là en est une."

Incapable d'imaginer la fin de son propre peuple, incapable de s'identifier pleinement aux colonisés, le colonisateur de bonne volonté se sent impuissant sur le plan politique. Il "découvre lentement qu'il ne lui reste lus qu'à se taire." (Albert Memmi; Camus ou le colonisateur de bonne volonté." La Nef 1957 p.95

Il me semble pourtant qu’il faut chercher d’autres explications, plus en rapport avec l’intellectuel que c’était.

Malgré toutes les difficultés qu’il y a à le positionner sur l’échiquier des idées politiques il est, à mon sens, indiscutable qu’il a toujours été un homme de gauche. Bien sûr il a écrit lui-même que si « la vérité était a droite il serait à droite » mais aussi qu'  "il était de gauche malgré lui, malgré elle. »

Ce qui est certain , en tous cas, c’est qu’il n’est pas un idéologue et qu’il a combattu une grande partie de la gauche ( la majorité de la gauche) qui avait accepté de fermer les yeux sur les crimes de l’URSS et c’est toute l’affaire  de « L’homme révolté » qui entraîna l’intelligentsia française avec  les Sartriens à le mettre à l’écart et l’excommunier en en faisant un homme de droite au mépris de toute réalité.

Sa position, celle d’un homme de gauche mais qui refuse absolument la violence et la limitation des libertés , a finalement triomphé. 

En résumé Camus a largement gagné contre Sartre, mais, à l’époque cette gauche « révolutionnaire et communiste » qui ne condamnait pas la violence avait le vent en poupe et elle a soutenu la guerre d’indépendance des Algériens et y compris la violence utilisée même contre les civils innocents. Il faut ,tout de même rappeler la phrase ignominieuse de Sartre dans sa préface au livre de Frantz Fanon.

Et beaucoup d’intellectuel justifiait cette violence terroriste qui s’en prenait aux innocents uniquement dans le but d’attirer la réaction et d’obliger aux surenchères. Cette violence nous disait-on est accoucheuse de justice et elle est l’arme des pauvres !

Sartre avait écrit dans sa préface a une œuvre de Frantz Fanon  cette phrase ignominieuse : 

«   Le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé ! Restent un homme mort et un homme libre »

Un autre élément de notre réflexion est de bien montrer- et c’est évident- que Camus a été, très jeune et avant beaucoup très critique de la colonisation française.

Dès 1939 ,il a ,alors 27 ans ,journaliste à Alger Républicain il écrit une série d’articles « Misères en Kabylie » dans lesquels il montre, chiffre et document a l’appui les méfaits de la politique coloniale .

Lorsqu’il adhère au Parti communiste il ne le fait que parce qu’à l’époque c’est le seul parti politique qui veut aider les Algériens à échapper aux injustices de la colonisation.

Lorsqu’il quitte ce parti c’est parce que celui-ci, sur ordre de Moscou, ne soutient plus les revendications des Algériens.

Je voudrai citer, ici, un écrit de Mouloud Feraoun cet écrivain algérien, ami de Camus, car cette phrase me paraît très émouvante et très juste.

«  Vous êtes bien jeune, monsieur, quand le sort des populations musulmanes vous préoccupez déjà. À cette époque-là, moi qui suis de votre âge, je m'exerçais à faire correctement ma classe et je gagnais sans doute plus que vous. Vous étiez bien jeune et votre voix bien faible, il m'en souvient. Lorsque je lisais vos articles dans Alger Républicain, ce journal des instituteurs, je me disais : « Voilà un brave type. » Et j'admirais votre ténacité à vouloir comprendre, votre curiosité faite de sympathie, peut-être d'amour. Je vous sentais tout près de moi, si fraternel et totalement dépourvu de préjugés ! »

Puis, dans tous ces écrits il critiquera fortement  la justice coloniale dans ses comptes rendus de procès, les politiques suivies qui mènent selon lui à la catastrophe, les évènements de Sétif de Mai 1945 qu’il est le seul à condamner en montrant qu’il marque un tournant dans l’histoire.

Il faut se reporter à ses « Chroniques algériennes » parues en livre de poche pour se rendre compte qu’il a été un des plus critiques de la colonisation.

Alors, pourquoi n’a-t-il pas été, aux côté de la majorité des intellectuels de l’époque pour soutenir et aider les algériens  à obtenir leur indépendance ?

Comment celui qui ,très jeune avait émis les plus lourdes critiques contre la colonisation, qui avait soutenu le combat des algériens pour plus de dignité et pour qu’ils soient traités comme des citoyens , comme des égaux, n’a-t-il pas milité pour l’indépendance.

Il faut reconnaître qu’il y a là une vraie question, un réel problème.

Préoccupé d’éviter le plus possible à son pays la violence et le malheur il a lutté jusqu’au bout pour tenter d’écarter la violence jusqu’à son ultime et pathétique tentative , cet « appel pour une trêve civile » puis il a un peu baissé les bras en estimant que tout ce qu’il dirait de plus ne ferait qu’ajouter confusion et malheur.

Dès lors ,pris par cette lutte contre la violence des deux camps, il ne s’est guère expliqué clairement sur ce refus de lutter pour l’indépendance et c’est donc à nous, ses lecteurs et admirateurs d’aujourd’hui de tenter de trouver une explication qui soit à la hauteur de l’intellectuel qu’il était. Je pense, en effet, que limiter la réponse a une réaction sentimentale à son pays de naissance est insuffisant et injuste envers l’intellectuel qu’il était.

Personne ne s’est jamais posé sérieusement la question de savoir si ses idées, sa philosophie, sa lutte déterminée contre le terrorisme et tous les totalitarismes n’étaient pas, en fin de compte, l’explication rationnelle  de sa position.

Chacun sait, ici, qu’une grande partie de son œuvre philosophique est une condamnation définitive et sans appel du terrorisme.

Non pas qu’il ait ignoré que la violence existait , que même la guerre était quelques fois inévitable et que l’histoire était tragique. Tous ces écrits démontrent qu’il avait parfaitement conscience de cela.

Mais ,prenant appui sur une petite phrase que prononçait quelques fois son père et qui lui avait été rappelé : « Un homme ça s’empêche » il condamna, fermement et toujours, le terrorisme qui s’attaque aux innocents. Il le condamna dans des écrits théoriques mais aussi dans sa pièce : « Les justes ».

Dés lors  on peut sérieusement se demander comment avec de telles convictions il aurait pu soutenir une lutte anticoloniale mais qui utilisait le terrorisme en s’attaquant délibérément aux innocents ?

Et sur ce terrorisme l’histoire qui est impitoyable est suffisamment documentée pour que nous n’ayons pas besoin d’en rajouter.

Si il avait pris ce parti de soutenir le FLN et sa violence terroriste contre des innocents qu’aurait donc valu tous ses écrits sur le terrorisme ?

Alors, on pourra toujours disserter à perte de vue sur le caractère inévitable de ce terrorisme mais on ne peut demander à Albert Camus d’y consentir. C’est cela qui fait sa colonne vertébrale.

 

Voilà donc une des raisons et ,elle est forte et respectable qu’il ait eu de ne pas s’associer a la lutte des algériens telle qu’elle était pratiquée.

En second lieu et tout aussi essentiellement Albert Camus est peut être encore plus connu dans le monde pour avoir été un critique de tous les totalitarismes, à un moment ,où, malheureusement tant et tant d’intellectuels se fourvoyaient  dans l’acceptation de ces totalitarismes de droite ou de gauche.

L’homme révolté fut un immense pavé dans la marre et cela s’est vu à la réaction d’une grande partie des intellectuels de l’époque, Sartre en tête.

Or, il ne faut pas oublier que la révolution algérienne était dirigée et soutenue par tous ceux qui voyaient l’avenir du monde dans le communisme, ce qui était très à la mode à l’époque.

Certains dirigeants mettaient en avant ce projet qui avait l’avantage , pour eux, de recueillir l’approbation enthousiaste de ces intellectuels dévoyés !

Et , dans le même temps , mais plus discrètement pour ne pas inquiéter s’ouvrait aussi la perspective d’un régime islamiste ainsi que l’a parfaitement montré monsieur Roger Vétillard dans  son livre : « La guerre d’Algérie : une guerre sainte »

Or cela aussi était un projet totalitariste, l’avenir de l’islamisme politique l’a suffisamment montré.

Alors ,là encore , comment demander à Albert Camus de soutenir un tel projet en contradiction avec ce qu’il espérait pour le monde : l’exclusion des régimes totalitaires.

Comme je l’ai dit et répété Albert Camus et c’est ,à mes yeux son tort, n’ jamais vraiment dit les choses avec cette clarté. Il y a seulement une déclaration à son maître Jean Grenier en 1960   et dans laquelle il affirme que  «  les Arabes ont de folles exigences : une nation algérienne  indépendante, les français seront considérés comme étrangers à moins qu’ils ne se convertissent. » Or, ,est-ce autre chose qu’un totalitarisme islamiste rejetant toute liberté de conscience ?

(Todt Biographie de Camus. Gallimard p. 630-631)

Un autre texte , assez peu connu et que montre le documentaire de messieurs Benhamou et Stora montre que Camus s'élève avec force lorsque le FLN fait assassiner en nombre les militants du MNA de Messali Hadj et écrit a ce moment là que le FLN est un parti totalitaire et qu'il faut lutter contre cette dérive.

 

 

Or s’est-il trompé ? Hélas ce qui est ensuite advenu en Algérie a amplement démontré qu’il ne s’était pas du tout trompé et que ses craintes étaient tout à fait justifiées.

Certains qui s’étaient fâchés avec lui et qui n’avait pas vu ce péril s’en sont repenti. Je pense au malheureux destin de Jean Sénac qui a vu, très vite , ses espérances d’ouverture du pays s’effondrer et qui a fini sa vie assassiné dans sa cave de la Rue Elysée Reclus abandonné de tous.

Récemment Jean Daniel, décédé en 2021 a cent ans, a lui aussi, manifesté ses regrets devant ce qu’il a appelé « l’échec désastreux de la décolonisation en Algérie et a bien montré que les dirigeants avaient clairement eu la volonté d’exclure toutes ouvertures et toute cohabitation avec des européens. Je cite, ici, la conversation qu’il a eu en 1960 avec des grands dirigeants de la révolution :  « « Ils m’ont alors expliqué que le pendule avait balancé si loin d’un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du côté chrétien, niant l’identité musulmane, l’arabisme, l’islam, que la revanche serait longue, violente et qu’elle excluait tout avenir pour les non-musulmans. Qu’ils n’empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique de s’exprimer puisqu’ils la jugeaient juste et bienfaitrice. » 

 

 

Il y a dans  cet ouvrage une sorte d’aveu en demi-teinte qu’Albert Camus avaient eu raisons. Je cite encore :

« En Algérie, je suis ainsi, comme d’autres, tombé dans le travers d’un préjugé pro-islamique au moment où les progressistes français sacralisaient les insurgés algériens comme ils avaient sacralisé les prolétaires staliniens. Puis j’ai réalisé, et ce fut l’objet de ma polémique avec Sartre, que l’ Islam dominait l’inspiration fondamentale de la guerre d’indépendance. Cela n’ôtait rien, selon moi, aux crimes de la colonisation ni aux vertus de la révolution, mais cela devait infléchir les dimensions d’une solidarité absolue. »

« Infléchir les dimensions d’une solidarité absolue » »

Comme cela est dit ! Mais n’ y a-t-il pas là , de toute évidence un aveu que Camus avait bien vu les choses et qu’il avait eu raison contre les intellectuels de son époque ?

En conclusion je dirai donc que si Camus a eu tort de ne pas être suffisamment clair, sa position était en parfait adéquation avec toute sa pensée et que militer pour l’indépendance telle qu’elle se profilait à l’horizon aurait consisté ,pour lui, a renier, toute sa pensée philosophique la plus profonde. Ce n’était pas possible.

Est-ce a dire enfin qu’il aurait été contre toute forme d’indépendance ?

Je ne pense pas et je suis même  certain que l’on ne peut aller dans ce sens même si sa mort prématurée en 1960 ne lui a pas laissé le temps de dire les choses.

Il est difficile et j’ai souvent moi-même protesté contre le fait de faire parler les morts, mais rien ne peut m’empêcher de penser que si la guerre d’indépendance de l’Algérie avait été dirigée par un Bourguiba ou un Nelson Mandela , Albert Camus n’aurait eu aucun mal à la soutenir. Encore que les grands hommes ne garantissent pas l’avenir. On le voit avec la triste régression de la Tunisie et celle différente de l’Afrique du Sud.

En réalité Albert Camus se faisait une idée assez claire de l'Algérie qu'il souhaitait. Il le dit dans une conférence à l'Algérienne en 1958. (Conférences et discours.1936-1958. Gallimard Folio.p.375) 

"Ce que je veux dire de plus précis, c'est que nous sommes beaucoup à espérer ce qu'on appelle maintenant l'Algérie de demain. Je ne sais pas si cette Algérie se fera. Je ne sais pas non plus dans quelles conditions elle se fera. Je ne sais pas non plus ce qu'elle coutera encore en sang et en malheur mais ce que je puis dire, c'est que cette Algérie de demain, nous autres écrivains algériens , nous l'avons faite hier. Je veux dire que nous avons été une école d'écrivains algériens et quand je dis école, je ne veux pas dire un groupe d'hommes obéissant à des doctrines ou des règles , je veux dire simplement un groupe d'hommes exprimant une certaine force de vie, une certaine terre, une certaine manière d'aborder les hommes.

Nous avons donc été une école où il y avait, à mon avis, je parle en termes de talents, autant de noms arabes que de noms français. Audisio l'a déjà dit mieux que moi mais je le répèterai après lui avec toute la force dont je suis capable.

Finalement, une terre qui a produit des hommes qui s'appelaient Roy, Roblès, Audisio d'un côté et de l'autre côté Mammeri, Ferraoun et un certain nombre d'autres, qui a permis à ces écrivains de s'exprimer en même temps, dans la même langue et dans la liberté, cette terre...car finalement, soyons justes, ce ne sont pas les institutions qui ont permis ça, c'est simplement le travail que nous avons fait, tous en commun, surtout la manière dont nous nous sommes abordés, les uns  les autres. Eh bien cette école a donné à mon sens un bon exemple, un beau modèle de ce que pourrait être l'Algérie de demain. Voilà personnellement  ce dont je suis le plus fier."


Certains ne seront pas d’accord avec cette analyse  et nous ne saurons jamais ce qui serait advenu et ce que Camus aurait écrit mais l’hypothèse n’a rien de choquant, me semble-t-il, et se trouve bien en adéquation avec toute la vie et la pensée d’Albert Camus. Voir ici  pour une analyse voisine et la encore  une analyse intéressante sur les dernières positions d'Albert Camus

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jeudi 27 janvier 2022

Jean Daniel: Réconcilier la France.

 

                                             



Vient de paraître en ce début d’année 2022 un livre que Jean Daniel n’a pas pu terminer et qui a été mis en forme par un de ses collaborateurs et dont le titre dit assez bien le projet : « Réconcilier la France. Une histoire vécue de la nation. »

Cet ouvrage volumineux (plus de 500 pages) est une synthèse captivante des idées politiques , des conflits et des drames qui ont jalonné le siècle et sur lesquels Jean Daniel , mort a cent ans, nous éclaire lui qui a connu toutes les grandes personnalités de ce temps : intellectuels, politiques et chefs d’Etat et qui a été mêlé de très près à nombre d’évènements importants.

Avant d’évoquer, ici, brièvement toutes ces grandes questions je dirai que Jean Daniel est à la fois complet et dans la nuance, qu’il sait reconnaître les erreurs et les dérives du temps et c’est ce regard intelligent et nuancé qui fait toute la force de ce livre que tous ceux qui veulent un peu mieux comprendre notre monde devrait lire.

Jean Daniel commence par étudier la notion de nation et il évoque toutes les définitions qui en ont été donné, toutes les évolutions que la notion a connu et sa proximité avec le nationalisme dont il montre le danger, le nationalisme conduisant assez souvent à la guerre. Il développe aussi le fait que la laïcité est une des  bases essentielles de la nation française et que toutes les tentatives pour limiter cette laïcité sont contraire aux intérêts de la France.

Puis il aborde de manière très détaillée la question du colonialisme et tous les mouvements de décolonisation dont il a été très proche.

Sur cette question il est à la fois nuancé et, par moment, très clair et très éloigné des idéologies et il évoque des faits importants.

Très intéressant est d’abord  son analyse du colonialisme qui ne plaira pas à tous. C’est ainsi, par exemple, que rapportant une idée d’un historien il pense que le colonialisme peut avoir du bon et que la France ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait pas été colonisée par les romains. ( p. 172)

Et il poursuit ce point de vue en évoquant une déclaration de Bourguiba auquel il rend un magnifique hommage dans plusieurs pages de ce livre et qui avait exprimé l’idée de « bienfaits secondaires du traumatisme colonial » (p.154) « C’est vrai ,disait Bourguiba, que les civilisations s’effondrent et que pour renaître elles ont besoin d’un choc. Je n’ai aucune gêne à reconnaître qu’avant la France la Tunisie était une sorte d’espace  vide, sans réalité et sans âme. Quand il y aune place vide, l’histoire est là pour nous dire que la puissance supérieure et voisine s’empresse de l’occuper. Disons que ce travail historique a incombé à La France. Les Français nous ont fait renaître contre eux, par opposition, par réaction. Nous avons pris d’eux le meilleur pour lutter contre la France. Maintenant le travail est fait, il faut que vous partiez. Je le dis sans haine,  malgré les traitements que j’ai subi en prison. Après tout, s’il fallait un choc pour nous faire revivre, autant que le choc soit venu de la France. De ses militaires mais aussi de ses instituteurs. » ( p.154) »

Puis en montrant comment et avec quelle force il a soutenu l’indépendance de l’Algérie se fâchant avec une partie de sa famille et avec Camus, il est obligé de reconnaitre, certes avec nuance, qu’il s’est trompé.

Il écrit d’abord cette phrase qui est un constat amer : « Et voilà la conclusion que j’ai été obligé de tirer de la décolonisation. Elle a été un échec désastreux. Elle m’a fait vivre d’abord dans l’exaltation  de d’épouser l’Histoire, puis dans l’effondrement de regarder cette histoire se décomposer. L’évolution en ce domaine m’oblige à m’interroger sur l’utilité de notre rôle. »(p.211)

Et il y a cette phrase de regret et qui semble si je n’en fais pas une interprétation abusive donner enfin raison à Albert Camus.

« En Algérie, je suis ainsi, comme d’autres, tombé dans le travers d’un préjugé pro-islamique au moment où les progressistes français sacralisaient les insurgés algériens comme ils avaient sacralisé les prolétaires staliniens. Puis j’ai réalisé, et ce fut l’objet de ma polémique avec Sartre, que l’ Islam dominait l’inspiration fondamentale de la guerre d’indépendance. Cela n’ôtait rien, selon moi, aux crimes de la colonisation ni aux vertus de la révolution, mais cela devait infléchir les dimensions d’une solidarité absolue. »

Infléchir les dimensions d’une solidarité absolue ! Euphémisme mais n’est-ce pas , en réalité, donner raison à Albert Camus avec lequel il s’était fâché qui lui avait clairement vu le danger de cette évolution islamiste ?

Et lorsqu’il écrit ,comme pour s’excuser que : « En fait, on ne devait prendre la mesure de l’islam qu’après l’indépendance…. » il n’est pas exact et d’ailleurs il eut cette révélation ,comme il le raconte ,très clairement dans les pages 230 à 232 et où il écrit : « Je veux revenir sur un épisode qui m’a, très tôt, ouvert les yeux sur l’islam…. En 1960 » (p.230) Alors qu’il fait un voyage en avion avec plusieurs hauts dirigeants de la guerre d’indépendance : « Ils m’ont alors expliqué que le pendule avait balancé si loin d’un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du côté chrétien, niant l’identité musulmane, l’arabisme, l’islam, que la revanche serait longue, violente et qu’elle excluait tout avenir pour les non-musulmans. Qu’ils n’empêcheraient pas cette révolution arabo-islamique de s’exprimer puisqu’ils la jugeaient juste et bienfaitrice. » On ne peut être plus clair.

Il y a , aussi, dans ce livre des portraits de Mitterrand, de Bourguiba et, enfin une réflexion sur ces notions venues de deux livres importants : Le choc des civilisations et La fin de l’histoire.

Au total un livre essentiel pour comprendre notre temps et son histoire récente, le livre d’un intellectuel de gauche mais rien moins qu’idéologue et l’on se dit que si la gauche l’avait un peu mieux lu et écouté elle n’en serait pas au degré zéro où elle se trouve aujourd’hui.

Je place sous ce long article la photos de quelques pages qui m’ont parues intéressantes et significatives

                                                     

                                                     

                                                               

                                                        

                                                         

                           

dimanche 23 janvier 2022

Regis Jauffret: Le dernier bain de Flaubert

 


Regis Jauffret vient de publier aux Editions du Seuil :  « Le dernier bain de Flaubert ». Derrière ce titre ,un peu énigmatique se cache une sorte de biographie romancée de l’illustre écrivain écrite dans un joli style et faisant s’exprimer Flaubert lui-même.

Il nous peint le décor de son enfance dans cet hôtel Dieu de Rouen avec un père chirurgien qui opère sous les fenêtres de ses enfants, sa vie de famille, ses crises d’épilepsie depuis l’adolescence et ses amours ,un peu particuliers avec des femmes  (A peine adolescent avec Elisa Schlesinger) puis Louise Collet et beaucoup de prostituées un peu partout, mais aussi avec l’amour de sa vie Alfred Le Poitevin de cinq ans son aîné, Maxime Du camp et Louis Bouilhet et  quelques jeunes lors du voyage en Orient. Il nous dit comment il a détruit presque toute la correspondance amoureuse, notamment avec Alfred.

Il évoque ses lectures à haute voix dans sa famille et chez ses amis et règle son compte au passage à la théorie du « gueuloir » propre à améliorer le style.

Flaubert nous parle et nous raconte comment ses personnages et bien sûr, Emma Bovary reviennent le visiter régulièrement. A propos de ce roman il évoque le procès qui lui fût fait et son acquittement dû , nous dit-il, à l’intervention de son frère auprès de Napoléon III . Evoquant cette affaire il a des mots très durs pour les Juges et je le cite :

« Napoléon III donna des ordres.

Ils sont habitués à obéir ces esclaves de la Loi, prêts à la trahir pour une promotion, une médaille et d’ordinaire pour rien. Vos tribunaux pendant les périodes troubles obéissent aux pouvoir  dictatoriaux comme après aux vainqueurs d’iceux sans que leurs sbires aient fait amende honorable ou soient remplacés par des propres. Sur ordre ils m’acquittèrent en hiver, au nom de la loi inique ils castrèrent  Les Fleurs du mal de six poèmes au mois d’août.

Courbant l’échine devant l’empereur le tribunal replâtra.

Le temps manquait pour recommencer la besogne. On se borna a contredire les premiers attendus par un dixième et un onzième bâclés en toute hâte reconnaissant qu’en définitive j’étais un brave homme respectueux de ces valeurs que malmenait mon ouvrage qui pour ordurier qu’il fût n’en avait pas moins été longuement et sérieusement travaillé…………

Gredins.

Juges, procureurs, avocats de la partie civile vous savez que votre descendance aura honte du crime l’esprit que vous commettez en bande organisée. Prenez donc votre plaisir en hâte, bientôt le temps vus accablera ,fera de vous des fripouilles.

-Des Pinard. »

Dans la deuxième partie Régis Jauffret fait , une nouvelle fois apparaître Emma Bovary et il y a là une longue diatribe de l’intéressée qui adresse des reproches à Flaubert pour l’avoir, selon elle, maltraitée.

Et puis c’est l’agonie de Flaubert, la mort est là, elle rôde, elle l'entoure, il l'a voit ,lui parle son décès, le chagrin de Guy de Maupassant, la cupidité de la nièce Caroline et de son mari et l’enterrement.

 

Au total un livre remarquable, particulier entre l’essai et le roman et dans un style éblouissant où l'on se régale de pépites presque à chaque page. Régis Jauffret nous fait croire à ce Flaubert.  A lire absolument en cette année Flaubert. Les critiques ne s'y sont pas trompés. Et voilà comment de son côté Régis Jauffret en parle.

 

 

 


jeudi 20 janvier 2022

Jean-Noël Pancrazi: Les années manquantes

                                                                       


 

Jean Noël Pancrazi vient de publier chez Gallimard : « Les années manquantes ».J’ai presque tout lu de cet écrivain né en Algérie et qui, roman après roman évoque sa vie depuis ses années d’enfance sur les Hauts plateaux sétifiens jusqu’ à son retour en France du côté de Perpignan. Son enfance il l’a évoquée dans ;  « La montagne » dans Madame Arnoul puis dans l’évocation de la fin de vie de ses parents : « Long séjour » pour son père, « Madame Camps » pour sa mère.

Il a aussi évoqué sa propre vie en France et son homosexualité dans un magnifique roman : « quartiers d'hiver, ce roman qui évoque les années sida et son cortège de morts, « Dollars de sable » qui évoque le tourisme sexuel.


Récemment il a fait le récit de son retour en Algérie plus de cinquante ans après son départ et c’est : « Je voulais leur dire mon amour  » et c’est un retour en parti raté, gâché par les autorités du pays.

 

Et, là dans ce dernier récit : « Les années manquantes » il évoque cette période où, ses parents étant retourné ,après 1962, en Algérie ils le laissèrent prés de Perpignan chez sa grand-mère Joséphine.

Ils y évoque ses quinze ans, son sentiment d’abandon, ceux qui l’entourent comme son oncle Noël, la mort de sa grand-mère, le mauvais accueil qui fut fait aux rapatriés., le retour de ses parents et leur séparation. Il y évoque son départ pour Paris par un train de nuit pour le pensionnat du Lycée Louis Le grand où il est en Hypo Cagne, puis sa découverte de Paris , de mai 68, de l’indépendance et des nuits parisiennes.

Le livre se termine par un retour à Perpignan où toute sa famille a maintenant disparue et avec ces lignes tristes :

 « Paris n’était plus pour moi un but, une promesse, mais seulement une escale, un lieu commode de départ pour tous ces voyages, ces villes étrangères, ces hôtels- il y en avait tant eu-où j’aimais rester sans lien, sans donner de nouvelles, sans rien décider ni même chercher encore à aimer. Je n’avais rien acquis depuis le soir où j’étais parti de Perpignan avec la cantine et les draps brodés ;la vie avait passé, je n’avais rien à moi ; tous mes livres tenaient dans un unique sac de papier qu’on pouvait abandonner dans un hall sans qu’il soit considéré comme colis dangereux. J’étais seul , sans croyance, ni compagnon à rejoindre ;il n' y avait pas de maison, de terre de retour, de place pour revenir mourir, ni ici ni de l’autre côté, au cimetière corse que j’aimais tant pourtant, ce carré familial, déjà complet, comme secret dans la montagne en plein maquis sous le grand chêne. Le train allait partir ; la gare semblait déserte ;il n’y avait plus aucun écho de roulement de valises ou de chariots ; mais ils étaient là-bas, réunis dans la nuit ; c’étaient les miens ; ils ne m’avaient pas oublié ; ils venaient me dire au revoir, me rappeler que je n’étais pas aussi seul que je le croyais, avançaient sur la quai, embarrassés, ne sachant s’ils aveint le droit de monter ou non, essayant de trouver l’origine de leur erreur dans le trajet, mais ils n’en avaient pas fait -c’était la vie ; oscillant avec cette « case en moins » qu’on avait en commun, ce petit groupe de déracinés, tendres et cinglés, ces romanichels d’un autre temps qui ne jugeaient jamais, habitués à ne rien attendre, à ne rien demander, à ne pas s’installer, à ne pas se soucier d’être sauvés et qui, sans le savoir, m’avaient tout donné. »

Comme je l’ai écrit dans une autre entrée il est l’écrivain des mondes qui passent, qui disparaissent et tous ses écrits baignent dans la nostalgie, dans la tristesse des disparitions.

Et l’on retrouve toujours son style inimitable, ses longues phrases, et tout au long une sorte de tristesse, une émotion qui court sur chacune de ses phrases.

 

 


mercredi 5 janvier 2022

Les dessins de Victor Hugo

 Ma nièce Céline m’a offert pour Noel un très beau livre consacré aux dessins de Victor Hugo. Victor Hugo est évidement un de mes auteurs préférés et j’admire presque tout chez lui : les romans le théâtre (un peu moins) et la poésie avec une émotion particulière pour les Contemplations et la partie consacrée à son deuil après la mort de Léopoldine ( Pauca meae : Quelques vers pour ma fille) que j’ai lu dans quelques vidéos de ma chaîne YouTube.

Je savais aussi qu’il avait dessiné mais j’ignorai que c’était là une œuvre très abondante et très variée : il a commencé pour amuser ses enfants mais a ensuite dessiné pour s’exprimer par le biais de la caricature (il y règle quelques comptes) pour dessiner des choses vues pendant ses voyages. Il

ya de très beaux dessins des falaises d Etretat mais aussi cet extrait émouvant d une lettre de Juliette Drôle évoquant le moment où à Rochefort Victor Hugo apprend la mort de Leopoldine.
L’auteur de la préface et des commentaires nous dit tout cela et c’est passionnant. Merci Céline.



On pourra aussi écouter Denis Podalydes lire quelques poèmes tirés des Contemplations