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peut être, on le sait, un instrument de haine et de désinformation mais c’est
aussi quelques fois un instrument merveilleux permettant d’apprendre et de
faire des rencontres que la vie n’aurait pas toujours permises. J’ai, ainsi,
appris que madame Denise Brahimi était l’auteur d’une pièce de théâtre sur les
relations que l’on sait tumultueuses d’Albert Camus et du poète Jean Sénac, Ya
Ya El Ouarani, intitulée : « La dernière rencontre ».
Madame
Brahimi a bien voulu m’adresser le texte de sa pièce et sa lecture m’a été à la
fois agréable et instructive. Comme ceux qui me lisent le savent j’aime à la fois
l’œuvre et la vie d’Albert Camus mais aussi celle de Jean Sénac, tous deux
enfants pauvres et sans père de l’ancienne Algérie coloniale.
Dans cette « Dernière
rencontre » pathétique on retrouve presque tout des relations de ces deux
hommes depuis « l’adoption « de Jean Sénac comme un fils « Mi
Hijo » par Camus jusqu’à leur brouille en raison de leurs positions
différentes sur l’avenir de l’Algérie et le combat des Algériens, depuis la
lettre adressée de son sanatorium de Rivet par Sénac à Camus déjà très connu
jusqu’à leur conflit, en passant par l’aide qu’a apporté Camus à Sénac tout au
long de sa vie.
Comme dirait
Jean Paul Sartre : « une brouille ça n’est rien…… » et de fait
on sent à lire cette dernière rencontre que ces deux là ne seront jamais
totalement des ennemis et que l’amitié qui a été demeurera au fin fond de leur
être.
La pièce
montre aussi très bien sur quoi portait l’opposition et on retrouve dans les mots
du Camus de Madame Brahimi toute sa thèse, forte et résolue sur le refus de la
violence qui touche des innocents.
On y voit
aussi comment Camus, dans la discrétion la plus totale, intervenait pour adoucir
la sanction contre des hommes du FLN et enfin la pièce se termine sur sa
volonté d’acheter sa maison de Lourmarin et de se mettre a sa grande œuvre, son »Guerre
et Paix » dans la sérénité du Luberon. On sait ce que la tragique histoire
fera de ce projet : une œuvre inachevée mais déjà merveilleuse.
Enfin quand
on connaît la fin de l’histoire on ne peut que constater que les deux grands
artistes se sont trompés : Camus souhaitait le maintien de la communauté
européenne en Algérie et il avait, on le sait, réfléchi à des formes juridiques
qui l’aurait rendu possible. C’était une illusion.
Jean Sénac a
cru, lui aussi, que malgré l’indépendance il aurait sa place dans ce pays
malgré sa personnalité, ses mœurs et sa poésie. C’était aussi une illusion
quand on sait comment il est mort abandonné par ce pays pour lequel il s’était
battu
La lecture
de cette pièce est à la fois émouvante et instructive et elle rend vivante
cette relation difficile Merci à l’auteur de m’avoir donné l’autorisation de publier
son texte dans ce blog sous cette présentation. J’espère que cette pièce sera
montée et que j’aurai le plaisir de la voir.
La dernière rencontre
La pièce ayant subi quelques aménagements pour pouvoir être jouée comporte
désormais 3 personnages seulement : 2 hommes, Camus et Sénac, (Camus étant
plus âgé de 13 ans que Sénac) et une femme Suzanne sans laquelle beaucoup d’informations
ne pourraient être connues du spectateur.
Tout se passe en
un seul lieu et en un seul jour.
C’est une pièce
en quatre actes.
Acte I
Objections et
griefs, Sénac affronte Camus
L’action se
passe tout entière dans le bureau occupé par Albert Camus aux Editions
Gallimard, Rue Sébastien-Bottin, à Paris. Cette belle et grande pièce donne sur
un balcon-terrasse par une porte-fenêtre, qui laisse voir un paysage de plein
hiver. Le ciel est gris, et pendant la durée de la pièce, on verra la nuit
descendre peu à peu.
En bonne place
sur une sorte de lutrin, on voit une photo de Catherine, mère de Camus,
souriante, avec des cheveux gris et un tablier à carreaux. Sur les murs un
tableau dont on apprendra par la suite qu’il est de Sauveur Galliéro: il s’agit
des “Bains Padovani.” Il y a également deux portraits, de Nietzsche et de
Dostoievski.
Scène 1
Entre une femme
qui a environ 45-50 ans, du genre à la fois “vieille fille” et “figure
maternelle”. C’est Suzanne, la fidèle secrétaire de Camus.
Suzanne:
Bon, la réunion
du comité de lecture s’achève et Camus ne va pas tarder de revenir dans son
bureau. D’autant plus qu’il attend Sénac et l’annonce de cette visite l’a ému,
même s’il a pris sa tête d’empereur romain pour dire “Ah! Bon” sans plus.
Je me suis bien
gardé de lui avouer que c’est moi qui ai demandé à Sénac de passer—et à dire
vrai, je ne suis pas sûre qu’il l’aurait fait sans cela, tant i lest devenu
agressif à l’égard de Camus, alors qu’il le considérait encore comme un père,
son père, il n’y a pas si longtemps; toutes ces brouilles minent Camus
intérieurement et surtout depuis la rupture avec Sartre... je souffre de savoir
à quel point il se sent seul mine de rien.
Dieu sait
pourtant que ce n’est pas les visiteurs qui manquent depuis le Nobel du mois
dernier, il faut passer son temps à les refouler de toutes les façons, au
téléphone, par lettre et jusque dans le hall d’entrée. Il vaudrait mieux avoir
un bon chien de garde que notre chat Gégé qui fuit les inconnus et va se cacher
dans le jardin! Et Camus de se mettre à paniquer: “Où est passé Gégé,
trouvez-moi Gégé!”: une vraie mère poule; même ses enfants n’en reviennent pas
de le voir comme ça.
Eh! oui, la
solitude ça n’a rien à voir avec les gens qui sont là et qui ne pensent
qu’à eux, évidemment parce qu’ils ont tous quelque chose à demander. Mais
avec Sénac, c’est différent évidemment. Dieu sait si Albert a été, souvent,
très généreux avec lui, mais Jean ne sollicite pas: c’est juste qu’il n’a pas le
sou et que de ce fait, il trouve normal de laisser les autres payer pour lui!
Il y est habitué puisque ça a toujours été comme ça !
Et finalement,
les autres trouvent cela normal aussi; (riant) même moi je
l’ai dépanné d’un billet par-ci par là, et je l’ai fait de bon coeur parce que
je l’aime bien. Finalement, Albert est un peu comme cela aussi, et si ce
n’était sa belle-famille...lui, il n’aime pas posséder. Cela fait partie de
leurs ressemblances, Camus-Sénac, deux petits garçons pauvres, là-bas en
Algérie, des Européens mais pas des colons, sûrement pas. (Elle va prendre
la photo de la mère de Camus sur le bureau et l’essuie d’un revers de manche)
Sa mère, ça ne m’a pas étonnée du tout qu’il en parle à ceux du Nobel, au fond,
j’étais même sûre qu’il le ferait mais le moins qu’on puisse dire, c’est que ça
n’est pas passé inaperçu! Je me demande si Sénac va lui en faire reproche, lui
aussi.
Jean et Albert
: le rêve de ma vie serait qu’ils se réconcilient...et pourtant je n’y crois
guère, malheureusement. Il y a quelques mois, j’ai même pensé que c’était fini,
qu’ils ne se verraient plus et qu’ils ne s’écriraient pas non plus: les
étudiants algériens que Sénac avaient amenés ont été très déçus, ce qu’Albert
leur a dit n’était sûrement pas ce qu’ils attendaient, et il est clair que
Sénac partageait leur mécontentement, il avait pris son air furieux de prophète
qui fulmine et quand il est dans son rôle d’imprécateur...
Voilà Albert et
je l’entends qui chante, il adore Edith Piaf, il est allé l’entendre à Bobino.
En tout cas, ce n’est sûrement pas la réunion du comité de lecture qui l’a mis
en joie! Il est content de voir Sénac, et moi je suis contente qu’il soit
content.
Scène 2
Camus entre
avec une pile de dossiers sous le bras, qu’il pose sur son bureau. Il porte une
tenue du genre sportif élégant, gros pantalon de flanelle, veste en tweed, un
foulard de soie dans l’encolure de sa chemise et une pochette assortie. Il
allume une cigarette qu’il sort d’un paquet de gauloises Disque Bleu et tousse
instantanément. Il a tout à fait l’allure d’un homme de 45 ans “resté
jeune” mais qu’on sent très fatigué pourtant, et c’est évidemment ce mélange
qui est séduisant
Camus:
(regardant sur
le fauteuil de son bureau): Où est Gégé?
C’est rare qu’il ne vienne pas me miauler un petit bonjour quand il m’entend
rentrer. Dieu sait quelle drôle de souris il s’est encore trouvé, ce gros matou
de Gégé, sale coureur de Gégé, c’est-y que tu veux faire honte à papa!
Gégé, j’ai
besoin de toi, viens t’amuser avec moi, je me suis cassé les pieds à ce comité
de lecture, c’était pire que jamais et Dieu sait que je n’ai jamais aimé ça!
(il chante à
nouveau Edith Piaf de toutes ses forces). Bon, la corvée est finie et maintenant place aux copains, arrière les
autres, restons poli, je ne dirai pas quoi.
(se tournant
vers Suzanne en insistant par de grands gestes des mains): Pas besoin de vous dire, ma chère Suzanne, que je n’y suis pour personne,
vous entendez bien: pour personne, dès que Sénac sera là.
Suzanne,
timidement
Je suis
contente que Sénac vienne vous voir. J’espère que vous ne vous chamaillerez pas
trop, pour une fois.
Camus
C’est vrai que
Sénac m’exaspère et qu’il fait tout pour cela : le taureau espagnol
que je suis, obtus, trapu, fonce dès qu’il me met son chiffon rouge de « révolutionnaire »
(il prend pour dire ce mot un ton parodique) sous le nez. Mais en fait
j’ai besoin qu’on s’engueule, et ça me fait du bien.
Suzanne,
manifestement inquiète
Tout de même,
j’ai peur qu’un jour ce ne soit la fin. D’autant que Sénac a tellement de
choses à faire maintenant.
Camus
Mais vous voyez
bien qu’il a demandé à me voir, et même après le Nobel ! Même si c’est
pour me le reprocher, ce dont je me doute un peu…
Cela me
changera de tous les autres. Rappelez vous bien, Suzanne : c’est à vous de
me protéger contre tous ces raseurs, ces tapeurs etc. Vous savez que si je
répondais à toutes les demandes d’argent que je reçois, le Prix serait épuisé
depuis longtemps. Alors, non, pour une fois que j’ai envie de me poser quelque
part, ma petite maison dans le Lubéron, j’y tiens. Et personne d’autre que les
très très proches copains n’y mettront le pied, je vous le garantis! Ce sera
mon Algérie retrouvée, comme dirait Proust. En fait, je n’arrive même pas à
comprendre comment j’ai pu la quitter, et cela fera bientôt vingt ans.
Fascination ridicule pour Paris ?
Suzanne
Mais vous êtes
tellement français, Albert, tellement parisien…
Camus
C’est bien
imité, n’est-ce pas ? Et pourtant j’en connais quelques-uns, du côté de
chez Sartre et sa Simone, qui ne s’y trompent pas. Bougnoule je suis, bougnoule
je reste.
Quand je serai
dans le Lubéron, je vous prie de croire que Paris ne me manquera pas. Regardez
Char… et j’ai une folle envie de me mettre au travail…là-bas.
Suzanne
Oui, je suis
sûre que vous y serez très bien
Camus
Mon œuvre
véritable, c’est maintenant que je vais me mettre à l’écrire, vous verrez
Suzanne, ça ne ressemblera à rien de ce que j’ai fait jusque là. J’ai ma petite
idée et même un peu plus que ça: ma grrrrande idée! Et pour cela, il faut qu’on
me laisse en paix. (on entend du bruit à la porte)
Scène 3
A ce moment-là
entre Sénac, sans attendre, juste après avoir frappé. Il n’a pas encore de
barbe, on voit qu’il a une trentaine d’années. Sénac, très offensif:
Sénac : Bonjour Camus, j’arrive seul et pourtant je voulais vous amener un
jeune garçon d’Algérie, Hamid, qui vous aurait expliqué certaines choses mieux
que moi. Dommage il n’a pas voulu venir. Pas osé, pas voulu, allez savoir. Un
grand lecteur de Nedjma de Kateb Yacine, comme le sont tous
les garçons là-bas.
Camus
Alors te voilà
père à ton tout, hijo mio (regardant Sénac droit dans les yeux)
Hijo mio, c’était toi quand on s’est rencontré en 48, aux rencontres de Sidi
Madani; et nos treize ans d’écart suffisaient pour qu’il y ait entre nous cette
relation-là, de père à fils.
Théâtralement
car c’est une citation de Racine
Le temps n’est
plus,hélas !
Répondez
franchement : voudriez-vous encore d’un père comme moi, d’un père qui se
déshonore en allant jusqu’à Stockholm chercher des médailles ? (le
ton de Camus est nostalgique et sentimental)
Sénac (déjà
très agacé)
Arrêtez, Camus,
quelle importance peuvent avoir nos petites histoires personnelles face à la
révolution en marche, et que rien n’arrêtera!. Je vais vous dire pourquoi je
suis là : la Révolution avance mais n’oublie pas. Sétif et mai 45, nous
savons que vous avez eu le courage de dénoncer le massacre à l’époque
contre votre propre clan. Comme vous aviez dénoncé l’horreur de la colonisation
de la Kabylie en 39, et croyez bien que nous ne l’oublions pas davantage.
Encore une fois : serais-je ici sans cela?
Mais c’est bien
cela notre grand souci. Maintenant que vous êtes loin de l’Algérie,,
qu’est-elle devenue pour vous ? Vous l’aimez certes, ou plutôt vous en
aimez une petite partie, celle qui nourrit votre nostalgie : un sentiment
redoutable, et qui est capable de jouer plus d’un tour.
Camus (indigné)
C’est à vous
d’arrêter, Sénac, je n’accepte pas votre portrait de moi en vieux pleurnicheur.
Comment osez-vous me réduire au gâtisme et à l’inaction alors que je passe ma
vie et use mes forces à lutter contre toutes ces partitions absurdes, qui
causent des milliers de morts. Avez-vous oublié ce que je suis allé dire
à Alger il y a deux ans exactement puisque c’était le 22 janvier 1956? Tout le
sens de mon appel pour la trêve civile était justement cela, le contraire de ce
que vous dites: dépasser les clivages et constituer une population civile unie
dans un même désir de paix. Et vous savez parfaitement que des amis musulmans
ont accepté de se joindre à nous, qu’ils étaient avec nous dans la salle et ont
signé nos résolutions.
Sénac (ricanant
et gesticulant )
Dans la salle
peut-être, qui même pleine ne faisait qu’une poignée de gens. Mais hors de la
salle, Camus, les ultras qui braillaient et menaçaient : vous n’avez pas oublié
leurs voix de haine et leur envie de meurtre—comment le pourriez-vous? Je suis
sûr que vous êtes hanté par elles, poursuivi par elles jusque chez le Roi de
Suède.
Camus (levant
les bras au ciel et prenant le parti d’en rire)
Nous y voilà,
j’étais sûr que vous me le reprocheriez, celui-là!
Il y a ceux qui
travaillent pour le Roi de Prusse, et moi je travaille pour le roi de
Suède :
Camus, l’homme
qui fréquente les rois !!
Vous êtes de
mauvaise foi, Sénac, car vous savez très bien que pas plus que vous, je n’ai
été élevé pour la cour des Rois. Ma pauvre mère n’a pas moins trimé que la
vôtre, à faire des ménages chez les riches pendant que nous nous adonnions à
notre vocation littéraire vous et moi. Et si cela s’appelle être un
beau petit salaud, ce qu’au fond de moi je crois, vous n’êtes pas moins salaud
que moi, Sénac, mais à la différence de moi, je me demande si vous vous sentez
parfois coupable d’être un fils ingrat.
Sénac
La culpabilité,
si vous y tenez, parlons-en. C’est vraiment ce qui m’a frappé quand j’ai lu
votre dernier roman La Chute, il n’y a pas si longtemps. Votre
héros est obsédé par l’idée qu’il est coupable, forcément coupable.
Camus, l’air un
peu vague et voulant éviter le débat
La
culpabilité…bien sûr, évidemment… Qui ne traîne pas la sienne comme une grosse
pierre toute prête à le tirer au fond de l’eau.
Sénac (furieux
et méchant)
Ah ! Non,
Camus, vous n’allez pas nous faire le coup du grand humaniste, qui
ne connaît que l’universel. Les faits sont les faits, et vous ne pouvez pas
passer votre vie à noyer le poisson !
Je prends un
exemple on ne peut plus précis et d’actualité il me semble : ma mère, nos
mères, puisque vous avez choisi d’en parler.
La mienne, je
ne l’utilise pas pour me justifier de l’injustifiable. Vous êtes très fort,
Camus, pour recourir aux sentiments quand vous en avez besoin. Pour moi les
choses sont claires, et sans pathos: ou bien ma mère est d’accord avec moi, ou
bien je réussirai à la convaincre et elle le deviendra ou bien j’irai mon
chemin sans elle ; et de toute façon, la famille n’a jamais été mon fort.
Camus (amer)
Si je comprends
bien, vous m’accusez d’avoir parlé de ma mère à Stockholm pour attendrir les
foules: un procédé prémédité évidemment. Reconnaissez tout de même que si
c’était cela, si j’en avais parlé pour m’attirer la sympathie, j’aurais
plutôt raté mon coup, non? C’est d’autant plus dégueulasse qu’en Algérie, et
dans tous les partis, presque tout le monde aurait dit la même chose,
spontanément. Mais vous êtes une belle bande d’hypocrites, et l’occasion
était trop belle de me sauter dessus en prenant des airs scandalisés.
C’était trop beau, et je sais très bien que vous n’êtes pas près de me lâcher
sur cette affaire-là!
En fait de
préméditation, c’est plutôt le retour du refoulé comme disent nos chers psy.
Dès que j’ai appris pour le Nobel, au mois d’octobre, j’ai pensé à elle (il
montre la photo de sa mère) et je lui ai écrit pour lui annoncer que je voulais
le lui dédier—c’était évident pour moi. Mais naturellement elle a refusé et
c’est elle qui a eu cette idée sublime que je devrais plutôt remercier mon
instituteur; alors vous comprenez pourquoi j’ai parlé de Louis Germain, et elle
avait mille fois raison de me dire qu’il le méritait bien. Pendant mon discours
et les cérémonies, j’ai pensé à eux tout le temps, à Germain, à ma mère,
Catherine la sourde et l’illettrée ; et je savais que c’était pour
des gens comme eux que j’étais là. Comme lui et comme elle, qui ne voulait pas
que je la cite. Seulement voilà, elle était trop présente en moi, alors tout
d’un coup elle a émergé, c’était malgré moi mais finalement je ne
regrette rien, elle était là de toute façon.
Sénac faisant
un demi-tour sur lui-même comme pour montrer qu’il change de conversation
Camus, je vous
ai apporté mon dernier recueil, cela s’appelle Le Soleil sous les armes.
Vous avez été mon premier “grand” éditeur en 1954, et je ne l’oublie pas, pas
plus que je n’oublie le geste de René Char qui a préfacé mon livre de débutant.
Mais pour ce que j’ai à dire maintenant, Gallimard ne serait pas le meilleur
choix. Subervie, à Rodez, dit qu’il ne fait pas de politique, mais il nous aide
beaucoup. Il vient de sortir un numéro spécial d’Entretiens sur
l’Algérie, je l’ai avec moi mais je ne peux pas vous le laisser
parce que je n’en ai pas d’autre pour le moment. Pour en revenir à Kateb Yacine
dont nous parlions, c’est moi qui en fait la présentation et je voudrais bien
vous lire quelques lignes de lui que je cite, au cas où vous ne leur
auriez pas prêté attention dans l’entretien qu’il a donné aux Lettres
nouvelles.
C’est important
parce que je suis sûr qu’il répond à des inquiétudes très présentes chez
vous, et chez beaucoup d’autres d’ailleurs. Il montre les enjeux de notre
combat, y compris et peut-être surtout dans le domaine de la culture. Ecoutez,
Camus, c’est une magnifique ouverture vers l’avenir.
Scène 4
Sénac, prenant
la pose et lisant
Vous avez bien
compris que ce n’est pas moi qui parle, mais Kateb Yacine :
“Le système colonial a considérablement réduit l’enseignement de l’arabe et
s’est chargé de l’enliser dans un conservatisme désespéré. Mais la décadence du
monde musulman fut elle aussi un facteur de dépérissement pour la langue arabe.
Depuis des siècles, elle est réduite à un rôle strictement religieux et
corrompue par les castes aristocratiques qui en ont fait un orgueilleux jargon,
précieux et exclusif, pour mieux dominer l’obscurantisme populaire. Il nous
faut, en matière de culture, multiplier nos exigences...il serait déplorable
que nos poètes de langue arabe continuent à chanter le lion-du-désert, la
bien-aimée-aux-dents-de-perle, et autres fadaises à l’usage des illettrés....
Camus (qui
pendant ce temps-là a dégagé son bureau s’y installe dans une pose
typique d’odalisque)
J’aime presque
autant les déguisements que vous, Sénac. Nous étions faits pour le théâtre tous
les deux.
Sénac, prenant
“Le soleil sous les armes” sur la chaise où Camus l’a posé:
Comment pourrais-je
ne pas aimer le théâtre après avoir été pendant toute mon enfance déguisé,
travesti, transformé en acteur par ma mère. C’était sa folie à elle, et ma sœur
n’était pas épargnée Parfois j’avais honte devant les copains, mais je me
laissais faire. Comme cette fois, quand j’avais déjà quinze ans, où elle m’a
fait traverser tout Oran déguisé en Saint Antoine de Padoue !!
Mais je ne lui
en veux pas parce que sa folie était poétique. Elle m’a jeté dans la poésie, là
sont les étoiles qui brillent à mon firmament, René Char ou Rimbaud
Camus, taquin,
Peut-être que
vous finirez comme le Rimbe, avec une ceinture garnie de pièces d’or autour du
ventre !
(Sénac retourne
ses poches pour montrer qu’elles sont vides et fait des signes de dénégation)
Mais ne vous avisez
pas de me reprendre le livre que vous venez de me donner: j’ai besoin de
beauté, figurez-vous, et de lyrisme, moi aussi;
Camus ouvre le
livre un peu au hasard et lit)
“Je parle pour
que chacun connaisse mon pays,
Je parle pour
tous les jeunes du monde,
Et je leur dis:
regardez-là, il faut l’aimer notre mère
Cette Algérie
droite et frappée dans le soleil”
(Camus
s’approche de Sénac et lui passe le bras autour du cou)
Hijo mio, toi
comme moi nous sommes les fils de notre mère mais c’est le soleil notre père, à
tous les deux qui n’en avons pas eu. Oui, le soleil est notre père
présent-absent, ce père omniprésent en forme de soleil que tu mets partout. Si
simple et si inimitable, ton dessin du soleil, fulgurant comme ton génie
poétique.
Noces, c’était mon hommage au soleil d’Algérie, et je n’aurais sans doute
jamais dû essayer de dire autre chose. J’étais poète à l’époque, à ma manière…
Sénac
Savez-vous
qu’en 49, j’ai écrit un poème intitulé Noces ?
Camus
Mais regardez
dans quoi nous vivons maintenant: (il se déplace pour écarter le rideau
et montre le ciel très gris qu’on voit à travers la porte fenêtre). Etonnez-vous
après cela que nous soyons...comme nous sommes—vaguement schizophrènes, n’ayons
pas peur des mots— à force de parler du soleil et de vivre dans son absence.
Sénac,se
dégageant du bras de Camus:
Le soleil pour
père, oui, je veux bien, surtout si vous parlez de soleil absent, mais vous
avez entendu ce dernier vers où je dis:
“Cette Algérie
droite et frappée dans le soleil”: c’est plutôt de l’Algérie comme mère qu’il y
est question, cette mère-là, cette “femme sauvage” et mythique qui a son ravin
dans Alger, est plus semblable à une veuve tragique qu’à une odalisque.
Connaissez-vous le peintre Issiakhem? (Camus fait signe que non), c’est
lui qui pourrait la peindre, comme une veuve douloureuse et grandiose.
Camus (pointant
du doigt le tableau qui est en face de lui sur le mur):
Je ne connais
pas votre Issiakhem, n’empêche qu’en matière de peinture algérienne, vous savez
bien, cher Sénac, que nous avons les mêmes amours et les mêmes goûts:
notre cher et merveilleux copain Sauveur Galliéro. Le grand plaisir de ma vie,
c’est de retrouver chaque matin sur le mur de ce bureau le tableau qu’il m’a
donné en 1953, après son expo à la galerie Colline.
Oh ! je ne
me plains pas (il jette un regard circulaire appuyé sur tout ce qui
compose son bureau) — haut plafond, cheminée en marbre, stuc doré, ça
va, . Mais à toi, je peux tout de même dire ce qui me manque : aller
“se taper un bain”, et que n’ai-je l’inimitable accent de Sauveur pour savoir
le dire comme il faut!
Sénac (triste
et joyeux à la fois)
Ecoutez-moi,
Camus, et croyez bien à ce que je vais vous dire-là
Sauveur, c’est
les plus belles années de ma vie et je pourrais être triste car je sais
qu’elles ne reviendront jamais, jamais plus cette Algérie-là. Mais non je ne
suis pas triste j’accepte, et bien plus, je le veux, je le désire profondément.
Oui, en finir une bonne fois avec la Casbah si pittoresque des petits
mendiants, que les flics tapent sur la tête pour les faire déguerpir le matin
venu. Il y aura une autre Algérie, ce ne sera pas la même, ce sera celle à
laquelle nous travaillons maintenant, dans la douleur et dans l’espoir.
Vous avez parlé
de « Noces ». Eh ! bien, le premier de vos livres que j’aie lu,
c’était “Noces”, justement et c’est à cause de mon émerveillement
pour “Noces” que je vous ai écrit la première fois, en juin 1947, quand j’étais
au sana de Rivet. J’étais encore un tout petit garçon de vingt ans à
peine. Vous étiez déjà à Paris l’homme célèbre dont je ne savais même pas si je
le rencontrerai jamais!
Camus
Et trois ans,
après, c‘était chose faite.
Sénac
Mais pour ce
qui est de la célébrité, je crois que je devrai m’en passer encore un certain
temps ! D’ailleurs, avec quelques copains, en 43, nous avions formé un
petit groupe qui s’appelait : Les poètes obscurs. Nous ne
manquions pas de lucidité !
Camus
Puisque vous
parlez de la gloire, cela me ramène à Noces : le seul moment
où j’ai compris ce que cela voulait dire, c’est à Tipasa justement. La gloire
de participer à la beauté du monde: au sens propre, d’en être une part. La
gloire, si le mot avait encore un sens pour moi, ce serait d’ignorer toute
médiocrité; mais cela fait bien dix ans au contraire que je ne
connais plus qu’elle, je suis dedans jusqu’au cou, pas comme Sartre, qui pense
qu’on peut se contenter de se salir les mains. Franchement, je croyais que
j’étais prêt à tout mais en 52, après L’Homme révolté, j’ai
découvert jusqu’où l’ignominie peut aller. Je n’ai pas encore réussi à savoir
si finalement je m’en fous, ou si au contraire, ils ont réussi à me blesser
mortellement. Parfois j’ai l’impression de me balader avec une plaie béante
sous mon chandail. D’ailleurs tu vois, c’est à cause d’elle que j’étouffe (il
sourit, mais de manière douloureuse et crispée)
Effectivement,
depuis un moment, il semblait avoir du mal à respirer. Il va vers la
porte-fenêtre et l’ouvre brusquement, puis il la referme un peu à cause du
froid, mais la laisse un peu entr’ouverte cependant.
Et cet abruti
de Gégé qui ne rentre pas.
S’adressant à
Sénac, qui n’a pas l’air de comprendre
Au fait, est-ce
que je t’ai dit pourquoi le chat de la maison s’appelle Gégé: G.G: à cause de
Gaston Gallimard, évidemment, quel gros matou, celui-là!
Sénac (prenant
l’air soulagé)
GG, Gégé…Ah!
D’accord, vous me rassurez : j’avais compris Gégène...il faut croire que
c’est une obsession, mais je ne suis pas le seul à y penser, malheureusement.
Camus (l’air
consterné)
Je vous accorde,
Sénac, que je fais beaucoup de plaisanteries idiotes mais s’il y a bien un
sujet sur lequel je n’en ferai jamais, vous m’entendez, jamais, c’est la
torture. Pas plus que sur la peine de mort qui appartient à la même sorte
d’infamie.
Sénac
Je crois que vous
venez justement d’écrire un livre sur la question.
Camus
Oui mais pas
seul. J’avais besoin de m’appuyer sur un homme plus autorisé que moi à en
parler. Arthur Koestler, qui a une petite dizaine d’années de plus que moi, qui
est né en Hongrie, et qui n’a pas cessé de frôler des condamnations venues
des bords les plus différents.
Le siècle a été
dur, dans notre chère Europe centrale, et si tu cumules le fait d’avoir été
juif, communiste, anti-communiste et le reste à l’avenant, cela fait tout de
même une rude histoire. Le bon côté, c’est qu’après cela, on est immunisé
contre les petites ou grosses méchancetés de Madame de Beauvoir, même quand
elle y met du sien pour être plus garce que nature.
(après un
temps de réflexion)
Simone de
Beauvoir, c’est juste le contraire de ma mère; tout ce que l’une a, l’autre ne
l’a pas. Alors forcément, on n’était pas fait pour s’entendre!!
Sénac
Mais quelle
importance, Camus, que vos histoires parisiennes ! Je suis comme Hamid
dont je vous parlais, et comme tous les garçons de son âge en Algérie.
Hamid, je n’ai
pas besoin qu’il m’explique pourquoi il est ainsi, car je sais ce qu’il croit,
d’où lui vient sa force et son immense confiance dans l’avenir: pas un instant
il ne doute que l’Algérie aura son indépendance, sans doute dans un très proche
avenir, mais n’importe le temps qu’il faudra; et moi aussi je suis comme eux,
je sais que nous ne nous arrêterons pas avant de l’avoir obtenue.
Camus
C’est votre
“n’importe”, Sénac, qui me fait froid dans le dos: “n’importe le temps qu’il
faudra”—allez-vous jusqu’à dire « n’importe le nombre de
morts »? Comment pouvez-vous parler sur ce ton presque enthousiaste des
victimes qui inévitablement vont continuer à s’accumuler pendant des années, et
dans tout le pays, comme elles l’ont fait l’an dernier dans les bars d’Alger et
sur les plages du Sahel? Rien que des innocents évidemment, puisque le grand
moyen d’action du terrorisme, comme son nom l’indique, c’est la terreur; il
faut que chaque individu vive dans la peur de mourir atrocement, quoi qu’il
fasse, où qu’il aille, si honnêtes et bons que soient ses sentiments.
Des professions
de foi moi aussi je peux en faire, quoique moins flamboyantes et moins
exaltées :
Je dirai tout
simplement, à toi et à ces chers garçons, qu’il ne faut oublier personne et que
tous ceux qui vivent en Algérie ont le droit d’y rester. Mais je dirai surtout
qu’il faut d’abord et avant tout arrêter la violence qui ne peut produire que
des morts et qui n’est jamais la solution.
Sénac
Et si la
violence était vraiment accoucheuse de l’Histoire, comme l’a dit Marx et comme
d’autres ont pu le constater souvent, car les exemples ne manquent pas.
Est-ce que vous ne seriez pas par hasard en train de flotter sur un petit nuage
rose, que vous êtes le seul à voir de cette couleur. Noir de tempête, rouge de
sang, mais lumineux aussi de l’avenir dont il est porteur. En attendant, ce
n’est pas nous les porteurs de violence car je dirai bien du colonialisme ce
que Jaurès a dit du capitalisme: qu’il porte en lui la guerre comme la nuée
porte l’orage.
Camus (très
ferme, emporté et catégorique)
Non, vous ne me
ferez jamais croire qu’on approche de la justice et du bonheur pour tous en
ajoutant des morts aux morts.(Il se jette sur la fenêtre et l’ouvre toute
grande). Cette idée est une perversité de l’esprit, née dans un
cerveau malade; et ce genre de malades, le siècle nous en a déjà apporté assez
comme ça. Je suis effaré que des intellectuels soient assez tordus pour en
faire leur doctrine.
(il s’agite de
manière pathétique, comme s’il chassait des mouches avec ses mains)
Vous comprenez,
voilà déjà quelques années que j’entends ce genre de discours, au nom
duquel on tolère les massacres et peut-être même qu’on les prône : on tue
avec certitude et en toute tranquillité d’esprit parce qu’on sait qu’on
est dans le sens de l’Histoire. Eh! bien je dis non!!
scène 5
Suzanne (qui
avait quitté le bureau depuis un moment, revient et commence à dire quelques
mots puis s’interrompt en voyant la fenêtre entr’ouverte. Elle regarde Camus
avec inquiétude, il étouffe sa toux )
La fenêtre
ouverte! Vous êtes fou, Albert, avec ce froid, et humide en plus: on dirait
qu’il va neiger!
Suzanne
C’est toujours
le même chose avec vous deux. Dès que vous êtes face à face vous n’êtes plus
dans le quotidien, on vous croirait dans un prétoire.
Camus
Je ne peux pas
laisser passer ce que Sénac sous-entend : je serais parisianisé, j’aurai
oublié l’Algérie.
L’Algérie,
elle ne me quitte pas. C’est ma ligne bleue des Vosges à moi, comme on disait
sous la Troisième. La preuve... enfin, de toute façon, on me reprochera
toujours quelque chose, de m’en occuper trop ou pas assez. Pas comme il
faudrait, pas autant qu’il faudrait: je suppose que c’est votre point de vue,
Sénac et que vous ne cessez d’être le procureur qui procède à mon jugement.
Sénac
Mais tout
simplement je constate.
Quand vous
dites que l’Algérie ne vous quitte pas, je n’en suis pas si sûr, Albert.
Nous les Algériens nous avons plutôt l’impression que vous trouvez toutes les
occasions de vous mobiliser pour une autre cause que la nôtre; et pour prendre
un exemple, on dirait que les insurgés hongrois vous bouleversent plus que ceux
de chez nous.
Camus
Ce qui s’est
passé en Hongrie est monstrueux et j’ai honte pour nous, les
intellectuels occidentaux, qui n’avons pas eu un mot, sauf exception, pour
dénoncer les crimes de l’Armée rouge.
Sénac (agacé)
Camus, est-ce
que vous ne croyez pas qu’il y a des urgences, et même urgentissimes? De
la Hongrie, on peut discuter, mais en matière d’écrasement, pas besoin d’aller
chercher l’Armée rouge, l’armée française peut nous suffire pour le moment!
De toute façon,
s’il fallait choisir, je choisirais toujours le communisme plutôt que la
colonisation.
La colonisation,
c’est le mal absolu, et pour moi, la première des tâches, sans laquelle rien
d’autre n’a de sens, est de nous en débarrasser.
Camus
Je serai
d’accord avec vous, Sénac, pour dire que c’est un triste cadeau qui nous vient
du siècle précédent. Mais qu’est-ce que le communisme vient faire là-dedans et
pourquoi voulez-vous choisir entre ces deux calamités qui sont indépendantes
l’une de l’autre—sinon que le communisme cherche tous les points sensibles pour
étendre son influence mondialement.
L’horreur sanguinaire
que notre siècle à nous a inventée, mais que beaucoup de gens limitent au
nazisme, sans voir son autre aspect aujourd’hui menaçant, c’est le
totalitarisme. Il a déjà fait des millions de morts et il continue et malgré
cela nous avons droit, ici même, à nos adeptes du terrorisme intellectuel, qui
viennent nous expliquer que toutes ces horreurs vont dans le sens de
l’Histoire! Facile de se mettre dans le bon sens, quand on est dans son bureau
à Paris.
Sénac
(l’interrompant)
Arrêtez, Camus, de
nous ramener à vos débats avec Sartre, qui finalement sont tellement
franco-français. Croyez-vous qu’en Algérie cela passionne qui que ce soit?
Camus
Désolé, Sénac,
mais c’est tout de même mon histoire à moi, qui ne date guère que de cinq ou
six ans, et j’ai suffisamment été traîné dans la boue, voire étripé par la fine
équipe des Temps Modernes pour avoir le droit de me défendre
contre leur mauvaise foi! Comment voulez-vous que je n’y pense pas quand je
m’engueule avec vous? Pour le coup j’ai vraiment l’impression de l’éternel
recommencement, façon Sisyphe : et voilà, il faut que je recommence à
grimper la pente en poussant mon rocher devant moi (Il mime ce
mouvement difficile et douloureux). Mon rocher s’appelle tantôt Sartre,
tantôt Sénac, et il ne manque pas d’autres noms, sans parler de ceux qui
viendront si Dieu me prête vie. Quand j’écrivais Le Mythe de
Sisyphe, je ne comprenais même pas à quel point c’était vrai et à quel
point je parlais de moi!
Suzanne avec reproche.
Mais vous avez
aussi d’excellents amis, Albert, vous le savez bien !
Camus
Vous avez
raison, Suzanne, et j’ai même d’excellentes amitiés féminines, ce qui est
plutôt rare pour un homme, à ce qu’on me dit. Ce qui n’empêche pas qu’avec
elles, il y a aussi des problèmes, d’autres problèmes, et ils sont
sans fin. Sisyphe, vous dis-je, je suis Sisyphe !
Suzanne,
ironiquement
Dans certains
cas, il doit bien y avoir un certain plaisir à tenir le rocher entre ses mains.
Camus, avec un
fort accent Pied Noir:
Oh! Suzanne,
oh!
Sénac
Quoi qu’il en
soit, Camus, vous êtes tout de même un Sisyphe très parisien.
Acte II
Le sacrifice de
soi et/ou le bonheur : quel choix ?
Scène 1
Suzanne
Finalement
Feraoun ne viendra pas. Son père n’en a plus pour longtemps.
Il y a deux mois,
des paras l’ont frappé parce qu’il n’avait pas pu se déplacer à leur
commandement.
Tout
dur-à-cuire qu’il est, après avoir fait ses classes dans une usine
d’Aubervilliers, Feraoun doute qu’il puisse voir le début d’une autre année. La
Kabylie se dépeuple de toutes les façons.
Camus
Feraoun
lui-même en est parti, j’y vois un signe impressionnant. J’aurais juré qu’il
serait le dernier...
Sénac
Et pourtant
c’est un écrivain reconnu, admiré, alors même qu’il ne fait rien pour cela!
Camus
Je ne suis pas
sûr que les écrivains aient ni qu’ils auront leur place en Algérie.
(Riant,
le doigt en l’air ) Et méfiez-vous, Sénac, peut-être que
vous aussi, un jour, vous ferez partie de cette race maudite dont personne ne
veut!
Sénac un peu
choqué
Je revendique
ma qualité de poète et d’écrivain mais pour autant, je n’en fais pas
moins partie de mon peuple, et je me meus en lui comme un poisson dans l’eau.
C’est une affaire de choix, le mien est clair, et je le sais définitif!
Camus riant
c’est une
affaire d’âge. Au mien, on a perdu l’espoir de trouver la rivière où on
pourrait nager allègrement dans le sens du courant. Nous sommes comme les
saumons qui doivent remonter le cours de la rivière pour frayer, c’est à ce
prix que nous sommes féconds nous aussi !
D’ailleurs
Feraoun est parfaitement lucide là-dessus , il me l’a dit et il me l’a écrit ,
d’ailleurs voici ses propres mots :
(il prend une
lettre dans le tiroir de son bureau) :
« Je vis
parmi les miens et j’y resterai, avec le vague espoir de faire un jour quelque
chose d’utile. De toute façon, je suis voué à être dans la contradiction, c’est
sûrement une affaire de caractère autant que d’histoire personnelle. Ma culture
est française, mon être est kabyle, et cet être que je suis, comme les autres
Kabyles, veut l’indépendance, mais de là à croire qu’après ce sera le bonheur,
ou la liberté, ou la justice, je suis trop lucide pour avaler ce genre de
bobard : c’est la faute à ma lucidité et j’en crève !
Camus lève les
bras au ciel et écarquille les yeux
En somme, il
est prêt à se sacrifier pour une cause à laquelle il ne croit pas! J’exagère à
peine. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a impressionné, il avait l’air
hanté par cette idée de sacrifice. J’aime trop la vie pour y croire mais enfin,
lui, moi, toi Jean Sénac : nos corps aujourd’hui si vivants seront
peut-être des victimes égorgées sur quelque autel, si misérable soit-il, comme
des victimes offertes à des dieux aussi avides qu’indifférents.
Sénac
Pour moi, je
refuse votre pessimisme.
Le temps des
plaisirs reviendra.
Moi-même ici
présent, je n’ai pas envie de renoncer aux plaisirs qui m’attendent sur
les plages d’Alger le jour où j’y retournerai...
Camus
Comme on le
sait, j’ai renoncé à me mêler des affaires d’Algérie, mais cela ne veut pas
dire que je ne m’y intéresse pas et que je n’aimerais pas y revivre un jour ni
voir ce pays heureux. C’est la mort que je n’aime pas.
Suzanne
Je confirme!
Sénac gravement
Contradiction
ou pas, je suis un jouisseur mais je crois à la nécessité des
victimes : il en a toujours fallu pour fonder une nation, surtout dans
notre monde méditerranéen et puisque nous parlons théâtre, je ne suis pas loin
de penser que cela pourrait être un rôle pour moi. D’ailleurs, dans la tragédie
antique…
Camus, agacé
Mais non,
Sénac, la tragédie grecque n’a rien à voir là-dedans. Le fond de l’histoire, de
votre histoire, c’est que vous vous prenez pour Jésus-Christ!
Suzanne,
scandalisée
Mais c’est très
méchant, Albert, de dire des choses pareilles. Je n’aurais pas cru cela de
vous.
Sénac
Moi je ne suis
pas fâché du tout, même si en effet, pour Camus, cela ne peut être que
ridicule.
il hausse les
épaules.
J’ai en ce
moment dans ma chambre le “Christ arabe” de Sauveur, ce qu’il a voulu dire me
semble tellement évident.
Suzanne
Je le connais.
Rien ne m’émeut
plus que ce tableau
Camus, un peu
confus
Bon, si vous
invoquez la peinture de Sauveur, je vous laisse le dernier mot, et j’arrête de
discutailler.
Se tournant
vers Sénac
Toi qui
es mieux renseigné que moi, dis-moi un peu ce que te racontent tes amis
d’Alger.
Sénac
Les gens
ont été très impressionnés par la soutenance de thèse de Maurice Audin, in
absentia évidemment, puisqu’il n’a jamais reparu depuis son
arrestation. Les membres de son jury ont été parfaits, d’un grand courage: ils
ont fait comme si de rien n’était et lui ont décerné son titre de docteur. Et
maintenant sa femme se débat plus que jamais pour obtenir une enquête
officielle. Elle a raison, mais il est trop évident que rien ne sera
fait, et d’ailleurs maintenant, après six mois ou davantage, tout le monde sait
à quoi s’en tenir.
Camus, le front
soucieux mais ne voulant manifestement pas répondre sur ce point
Roblès m’a
parlé du Service des centres sociaux qu’a fondé Germaine Tillion. J’ai pour
tout ce qu’elle dit une très grande admiration, et je suis très enthousiaste à
l’idée d’écrire la préface que l’éditeur américain m’a demandé pour la
traduction de son œuvre. Une fameuse bonne femme, formée par l’expérience des camps
nazis. Elle me confirme dans l’idée que l’élite, la vraie, de l’époque
actuelle, est faite de ceux qui en ont réchappé. Camps nazis ou camps
soviétiques, les deux existent, comme chacun sait.
Sénac
Pour nous
en tenir à Germaine Tillion, oui, Camus, c’est une grande bonne femme et comme
elle doit avoir 20 ans de plus que moi, je n’ai pas l’âge de la contredire.
Mais en un sens elle est comme vous, et c’est bien ce que vous aimez en elle:
Ni vous ni elle ne croyez à l’indépendance de l’Algérie et vous n’en voulez
pas, elle vous fait l’effet d’une catastrophe à éviter par-dessus tout. Mais
quand bien même elle en serait une, mettez-vous bien dans la tête, Camus,
qu’elle n’est pas évitable, elle ne l’est plus et d’ailleurs elle ne l’a jamais
été.
Camus
C’est aussi ce
que me dit Feraoun, dans cette même lettre dont je vous lis encore un
passage :
« il y une
chose dont je ne peux douter, c’est que le peuple veut l’indépendance et qu’il
est prêt à tout supporter, à tout subir, pour en arriver là. On pourrait croire
les Kabyles à bout de force, et comment pourrait-il en être autrement? Mais si
vous leur demandez ce qu’ils veulent, c’est l’indépendance et la paix: la paix
après l’indépendance, ils savent maintenant qu’ils ne pourront pas l’avoir
avant cela. »
( pensif et
parlant très calmement)
Je suis bien
obligé de vous croire, et de croire aussi qu’à peu près sûrement ils gagneront.
Mais au prix de combien de morts? Quand je pense aux hécatombes qui nous
attendent encore, comment voulez-vous que je ne cherche pas, désespérément, une
autre solution.
Suzanne entre
avec un télégramme à la main et s’approche de Camus
Suzanne
Voici un
télégramme pour vous de Stockholm—l’ambassade de France. Il paraît qu’il y a
là-bas une sorte d’Amicale des Algériens qui vivent en Suède, sans autre
précision, mais ces gens-là tiennent à vous faire savoir solennellement qu’ils
ne sont pour rien dans l’intervention de l’étudiant qui s’en est pris à vous.
Ils disent qu’ils n’ont rien à voir là-dedans et que ce garçon ne parlait pas
en leur nom. D’ailleurs il n’appartient pas à leur groupe, ni à aucune
organisation nationaliste connue. On ne sait pas au juste qui l’a poussé à vous
prendre à parti.
Camus
Pourquoi ne
serait-ce pas sa propre décision, ou conviction?
En tout cas, il
a été la personne de cette assistance qui s’exprimait avec
passion; je reconnais que j’ai été un peu surpris au début mais finalement
plutôt content : on peut aller jusqu’à dire que c’était inespéré!
Je vous jure
que je ne regrette pas du tout le dialogue qu’il y a eu entre nous;
d’ailleurs, si j’avais été à sa place, j’aurais sans doute dit la même chose
que lui.
Sénac
sur un mode
ironique
Puisque vous
voulez savoir ce qui se dit à Alger je ne repartirai pas sans vous avoir
annoncé la dernière nouvelle, d’autant que j’ai bien envie d’avoir votre
opinion là-dessus. Figurez-vous qu’ils sont un certain nombre là-bas—mais je ne
sais pas d’où est venue la rumeur—à annoncer que nous aurons bientôt un nouveau
Sauveur, celui grâce à qui tout va s’arranger!
Regards étonnés
des deux autres
En fait, ce
n’est pas un nouveau, il a déjà fait ses preuves ailleurs, et on ne peut nier
que ce soit brillamment...mais pour ce qui est de l’Algérie...on n’a jamais
entendu dire qu’il ait la moindre compétence. Eh! bien oui, vous l’avez
peut-être deviné, c’est De Gaulle qu’on nous annonce, il paraît que dans
quelques mois on va le sortir du placard pour nous l’envoyer, et que tout le
monde sera ravi-content, parce que tout le monde en veut.
Sénac fait un
geste pour dire que ces gens sont fous
Comme s’il n’y
avait pas déjà trop de militaires galonnés en Algérie ; ils vont
finir par s’entretuer !
Camus
Les foules
veulent un homme providentiel: ils ont déjà eu Hitler et Staline, mais ils n’ont
pas encore compris que, hors la démocratie point de salut. Ceci dit, pourquoi
pas, après tout, au point où on en est. Il faut tout essayer, et bien se mettre
dans la tête que ce n’est pas une histoire de droite ou de gauche: il ne fera
pas pire que les socialistes; enfin, on ne peut pas faire pire de toute façon
que ce qui a été fait jusque là!
(riant)
Mais j’imagine
la tête de Roblès, lui qui est resté communiste comme au premier jour—enfin
c’est ce qu’il prétend.Feraoun et lui se sont connus en blouse grise à l’Ecole
Normale de la Bouzaréa, en 29, ou en 32? Pas moins de vingt-cinq ans, en tout
cas. Moi je l’ai connu en 37, c’est le théâtre qui nous a réunis, et le théâtre
espagnol en particulier, que nous aimons autant l’un que l’autre. L’été dernier,
à Angers, j’ai monté un Lope de Vega, Le Chevalier d’Olmedo, et
j’étais heureux comme un roi—plus que devant le roi de Suède, croyez-moi !
Pour en revenir
à Roblès, je lui rend hommage d’avoir été avec nous il y a deux ans dans
le Comité pour la trêve civile.
Sénac:
Résultat ?
(Suzanne quitte
la pièce mais revient peu après ayant un grand plateau entre les mains)
scène 2
Sur cet immense
plateau des dattes, des oranges, et un choix de gâteaux algériens ; elle
le pose sur une petite table en disant à la ronde.
Suzanne:
C’est un cadeau
de Michel, qui me l’a fait envoyer pour vous.: il a des amis qui viennent
d’arriver de là-bas, ils ont une ferme dans la Mitidja.
Camus
(Il prend une
orange et la fait tourner devant les yeux de Sénac)
Grande
merveille: “La terre est bleue comme une orange”: c’est Eluard qui l’a dit.
Et vous, Sénac,
qui êtes poète comme lui, vous diriez sûrement que l’orange est belle comme un
soleil: regardez, il ne lui manque que cinq petits rayons pour être le soleil
qui est devenu votre signature. Aussi beau que l’étoile de Cocteau !
Mais on va les
manger tout de même, non? Qui dit hiver dit manque de vitamines ; et puis
ça me changera : ils ne nous ont pas offert de zlabias ni de makrouds à
Stockholm, heureusement pour mon bel habit du Cor de chasse!
Suzanne (elle
sort d’un placard des assiettes et des couteaux)
Nous avons tout
ce qui faut pour un petit goûter: quand les enfants viennent voir leur
père...ou plutôt quant ils venaient, ils ont un peu passé l’âge du goûter
maintenant.
Sénac:
Je ne sais pas si je serais capable de manger une orange ici, ce ne serait
pas convenable: je n’aime que mordre dedans et me faire couler tout le jus sur
le menton. C’est comme ça qu’on les mangeait avec Sauveur, assis sur les
escaliers la Casbah, comme des petits voyous.
Camus (taquin))
Pas de souci,
Sénac, vous serez toujours un petit voyou où que vous soyez! Et je
sais que je vous flatte en disant cela.
(un peu
sentencieux) :
J’ai découvert
à Stockholm qu’on est toujours le même homme, petit voyou ou invité d’un Roi,
et j’ai découvert aussi que mon drame, probablement, est de ne vouloir
renoncer ni à l’un ni à l’autre.
Sénac(sur un
ton agressif)
De ne vouloir
ou de ne pouvoir... C’est si vite fait d’être figé dans une pose. Il me semble
que vous êtes devenu maintenant comme la statue de vous-même, coulé dans le
bronze des hommes illustres, pour l’éternité et au-delà.
Camus s’apprête
à réagir vivement mais Suzanne intervient
Suzanne :
En tout cas,
celle qui a été la plus belle là-bas, et totalement naturelle dans sa robe
longue de guipure brodée, c’était Francine. Tout le monde a admiré votre femme,
Albert, et je me réjouis vraiment pour elle de son succès.
Camus (très
ému, riant comme s’il allait pleurer )
Pour une fois
que quelqu’un a été heureux grâce à moi, peut-être que cela valait le
déplacement. D’ailleurs c’est cela le vrai bonheur : rendre quelqu’un
heureux.
Moi si je suis
heureux c’est plutôt comme Sisyphe :
“il faut
imaginer Sisyphe heureux”.
Ça doit être
vrai puisque c’est moi qui l ‘ai dit !
(il se sert
dans le plateau apporté par Suzannel)
Heureux de me
coller de la datte plein les doigts, heureux de respirer l’odeur des oranges.
C’est drôle
comme les odeurs peuvent vous manquer; elles sont les plus tenaces dans le
souvenir.
Suzanne
Vous devriez
être de meilleure humeur. Avec le courrier qu’on reçoit depuis le Nobel, il y a
vraiment de quoi s’amuser !
(elle raconte à
Sénac)
Dans la maison
on est quelques-uns à attraper des fous rires incroyables, tous les jours, à
l’arrivée du courrier. Depuis que nous avons eu le Nobel,
comme nous disent nos chers correspondants, ils sont des dizaines et même plus
que ça à nous faire des propositions loufoques sur tout ce que nous pourrions
leur acheter, dans le genre produits de luxe, pour être à la hauteur de
l’événement. Raymond Queneau veut absolument qu’on garde les lettres, je ne
sais si c’est pour un de ses prochains bouquins, alors il les stocke dans son
bureau. Et il en glousse tellement ça l’amuse!
Camus
Pour Feraoun,
j’y pense, il faudrait que quelqu’un passe au Seuil chercher des
exemplaires des Chemins qui montent. Quel beau titre…
D’ailleurs, il
n’est pas sans rapport avec le mythe de Sisyphe.
L’important c’est
de monter, ensuite, une fois qu’il a été hissé au sommet, le rocher de Sisyphe
est assez lourd pour redescendre tout seul
Sénac, ironique
Et cela
s’appelle “la chute”
Camus,
s’agitant
Suzanne,
trouvez moi mon texte de Stockholm, je l’ai mis dans une enveloppe pour
Feraoun.
Les idées que
je voulais absolument faire apparaître, ce 10 décembre 1957, me tiennent à cœur
depuis longtemps et seront miennes, je le suppose, jusqu’à la fin de mes jours.
Il est d’ailleurs évident que je pensais tout autant à vous, Feraoun, Roblès,
Sénac qu’à moi-même au moment où je les formulais.
(Suzanne lui
met son texte dans les mains. Il prend la pose, comme avait dit Sénac, qui rit
ironiquement en le regardant)
Et d’abord
l’idée que l’art ne saurait être une réjouissance solitaire—vous savez à quel
point il est important pour moi d’opposer solitaire et solidaire: de
t à d, c’est la lettre qui change tout, le renversement existentiel comme
diraient mes petits camarades sartriens.
Ensuite, et
pour bien préciser le rôle de l’écrivain, par un autre renversement fondé sur
le changement d’un mot, j’ai dit à nos braves Suédois, Roi inclus, que
l’écrivain n’est pas au service de ceux qui font l’histoire, mais à l’inverse
au service de ceux qui la subissent. Tout simplement parce que c’est eux qui en
ont besoin. Tout écrivain qui se met au service du pouvoir ne peut que perdre
sa qualité d’artiste.
(Camus attend
un peu et quête du regard une réaction qui ne vient pas)
Enfin si le
cœur vous en dit, vous pourrrez lire mon texte tranquillement. Le voici.
Sénac
Puisque chacun
ici fait la théorie de son propre travail, je devrais vous dire moi aussi
quelques mots de ce que je pense du mien. Seulement voilà, je ne le ferai pas
et pour une raison simple mais essentielle, c’est qu’un poète n’a pas à
faire sa propre théorie. Quelqu’un a dit, à propos de cela ou d’autre chose,
que c’était comme de laisser l’étiquette visible sur un vêtement : je suis
totalement d’accord. Le poète écrit de la poésie, il en dit, il en proclame en
même temps qu’il en vit. Ma poésie ne s’explique pas, elle touche et elle
convainc, et je suis sûr qu’elle peut le faire à condition toutefois qu’elle
atteigne son public. Vous m’y avez aidé, Camus, en me faisant publier chez
Gallimard, ce qui n’est pas rien.
Camus (se
mettant à chanter)
Et comme dirait
ma chanteuse préférée, je ne regrette rien.
(Il se met à
danser sur le même air) ;
J’adorrre
danser (avec l’accent de Salvador Dali)
danser avec une
femme...et la serrer bien fort contre soi
il fait le
geste d’un danseur de tango qui renverse sa cavalière
Sénac
ça y est, le
revoilà dans son numéro de séducteur. Ne vous a-t-on pas dit que votre sosie ou
votre modèle, Humphrey Bogart, est mort et bien mort, cela doit faire juste un
an maintenant, et que les temps sont en train de changer. A mon avis, dans une
dizaine d’années, on ne reconnaîtra plus rien du monde d’aujourd’hui, et même
ou surtout la façon de faire l’amour seront complètement différentes.
Camus (faisant
diverses mimiques)
Ah! bon? Mais
moi la façon actuelle me va très bien!
Sénac
Evidemment,
c’est bien ce que je pensais, vous êtes un vieux réac et vous ne vous en doutez
pas du tout.
Camus (prenant
un ton un peu vulgaire)
Excusez-moi,
mon cher, si vous voulez parler de l’amour entre garçons, permettez-moi de vous
dire que ce n’est pas nouveau, et d’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’on parle
d’amour grec.
Sénac
Ah! Nous y
voilà, je me disais bien.
Camus
Vous devriez
être flatté que je vous compare à Socrate, et si un jour vous vous laissez
pousser la barbe, ce sera encore plus évident.
Sénac
Je crois que je
penserai plutôt à Verlaine, tant il est vrai qu’en tout jeune garçon, je vois
l’image de Rimbaud.
Suzanne
Moi Rimbaud, je
l’admire, et chaque fois qu’on parle d’un jeune soldat mort je pense à celui
qui “a deux trous rouges au côté droit”:
Nature, berce-le chaudement : il a froid
Moi quand
j’entends ce vers-là, je ne peux pas m’empêcher de pleurer.
J’ai beau
savoir que Le dormeur du val, c’était en 1870, pour moi, c’est
juste comme si je voyais ce pauvre soldat mort aujourd’hui, au coin d’une rue
ou d’un bois.
(elle sort du
bureau )
scène 3
il ne
reste plus que Camus et Sénac
Sénac (se
rapproche de Camus et lui prend les deux bras)
Camus, retenez
bien une chose, je suis venu aujourd’hui parce que je voulais vous voir, parce
qu’on ne trace pas un trait sur une amitié comme la nôtre et que même si on le
voulait on ne le pourrait pas. Il se peut que cette rencontre soit la dernière
entre nous, mais de toute façon, elle n’effacera rien de ce qui s’est passé
auparavant.
Camus
Evidemment,
Sénac, notre amitié est, elle sera jusque dans la mort où nous
l’emporterons.
J’ai
quarante-quatre ans vous trente et un, et cela fait cinq ou six ans que nous
nous connaissons vraiment—ce qu’on appelle une amitié de l’âge adulte, pas les
sentiments ambigus et volatiles des adolescents. Nous ne sommes pas d’accord
sur la guerre d’Algérie, sur la violence, sur les éventuelles solutions. Pour
tout vous dire, des solutions je n’en vois pas ou plutôt si j’en vois je sais
que personne mais vraiment personne ne les acceptera. Pour moi, il faudrait que
les deux communautés, européenne et musulmane, puissent rester dans leur pays
et qu’elles y soient représentées à parts égales et chacune à part entière.
Mais ce système ne pourrait fonctionner que s’il était très fortement voulu par
les uns et les autres, ce qui n’est évidemment pas le cas. Alors à court terme
du moins l’histoire ne peut que mal finir ; oui, à court terme, Sénac, je
m’attends au pire et je n’ai même pas, comme Feraoun, l’idée que si je meurs,
je me serai sacrifié à la cause. La cause mais quelle cause?
Si je meurs
bientôt, ce qui est fort possible, ne serait-ce qu’à cause de ça (là il
tousse ostensiblement, à plusieurs reprises et met ses deux mains sur sa
poitrine), ce sera bêtement, absurdement comme je dis,une mort qui n’a
pas de sens. Vous, c’est autre chi ose, vous avez vos convictions. Vous êtes
chrétien et je suis païen.
(il se
rapproche du plateau de fruits restés sur la
table et le prend à bout de bras)
Le paganisme
c’était cela Sénac, et moi je crois profondément au paganisme méditerranéen.
Mais vous vous êtes chrétien, c’est pour cela que vous êtes plus fort que moi,
vous avez une foi.
Remarquez que
je le dis sans mauvaise intention, vous voyez bien que d’une certaine façon je
vous envie. (prenant un air de reproche) Mais tout de même, de
là à fréquenter ce cul-béni de François Mauriac … enfin j’imagine que vous
lui faites passer le grand frisson et que c’est ce qu’il cherche !
Sénac
Vous êtes
bêtement jaloux, Mauriac est un homme qui pense très justement sur l’Algérie et
c’est ce qui m’intéresse.
A part cela, et
pour en revenir à cette opposition que vous imaginez entre paganisme et
christianisme, je ne suis absolument pas d’accord avec vous. Car c’est la même
chose, Camus. Mon christianisme est païen et, vice versa, mon paganisme est
chrétien. Si la Méditerranée a un sens, c’est bien parce qu’elle permet d’être
les deux à la fois. Moi aussi, à une petite génération d’écart, j’ai été formé
comme vous par des écrivains et des artistes qui se disaient méditerranéens, et
j’ai toujours aimé l’idée mais ils en avaient une conception trop étroite,
c’était juste pour se donner un genre et pour se distinguer des auteurs
franco-français. Quand j’y pense, tout cela me paraît tellement incroyablement
démodé! Même si la guerre d’Algérie ne nous apportait que cela, du moins elle
nous aurait débarrassés de ces vieilleries!
Camus
Comme vous y
allez Sénac, vous voilà aussi injuste qu’Amrouche, et c’est dommage que Feraoun
ne soit pas venu parce qu’il vous aurait dit ce qu’il en pense, de celui-là.
Moi je sais tout ce que je dois à Jean Grenier et je n’aurai pas l’ingratitude
de le renier. eVous dites et je vous en remercie, que vous aimez Noces, mais Noces vient
directement de toute cette école méditerranéenne que vous voulez mettre au
placard!
Sénac
Pour tout vous
dire, oui, je préfère mille fois Noces à L’étranger qui
me paraît très ambigu. En Algérie, on ne comprend pas ce que vous avez voulu
dire.
Camus(riant)
Eh! bien voilà
c’est toute l’histoire de mes livres et la mienne accessoirement: en France on
n’a rien voulu comprendre à L’homme révolté et en Algérie
c’est L’étranger qui ne passe pas, qui ne passera pas de sitôt
probablement.
Si je voulais
jouer à l’artiste maudit, j’aurais de quoi, heureusement ça n’est pas mon
genre!
Vous voyez,
Sénac, on peut être célèbre comme vous dites sans être compris ni accepté. Je
vous souhaiterais plutôt l’inverse mais rien n’est garanti, et comme disait
déjà Stendhal, on commence en général à être compris quand on est mort, après
une cinquantaine d’années.
Sénac
Je ne me sens
pas maudit du tout, mais pas assez connu en effet.
Fin de l’Acte II
Acte III
Scène 1
Camus
En fait Sénac,
vous êtes sans doute plus connu que vous ne le croyez.
En tout cas,
j’ai rencontré un acteur, qu’on appelle Michel H, et qui connaît des poèmes de
vous.
Sénac (très
intéressé)
Ah ! bon,
et comment les a-t-il découvert ?
Camus
Je lui ai posé
la question, il dit qu’avant d’être acteur, il avait commencé des études
de médecine, et rencontré des étudiants algériens, entre autres Ahmed Taleb.
Justement je
n’ai aucune nouvelle de lui depuis qu’il est en prison. En avez-vous à me
donner ?
Sénacl
Il est
maintenant à la prison de la Santé, mais il est question qu’il soit de nouveau
transféré à Fresnes. En tout cas, il lit et écrit beaucoup, et comme il a la
possibilité d’envoyer des lettres à ses amis (même si elles sont censurées,
évidemment) on a gardé le contact. Ils sont là-dedans toute une bande
d’Algériens, Lacheraf, Ben Bella, Aït Ahmed, et ils préparent la suite.
Camus
Merci, Sénac,
de m’avoir fait rencontrer ces garçons; ils m’ont fait l’effet d’être
vraiment intelligents.
Sénac sur un
ton amer
Et pourtant, je
ne peux vous cacher qu’après la rencontre que j’avais organisée ici même, ils
sont repartis très déçus.
Camus
Est-ce que vous
n’êtes pas en train de dramatiser, Sénac. L’ambiance était plutôt sympathique,
on était tous assis par terre à boire du thé…
Sénac secoue la
tête et hausse les épaules
Oui, je sais,
il n’y a pas eu de débat de fond, mais ce n’était pas possible : à partir
du moment où je ne suis pas du FLN et ne le serai jamais…
Sénac
Personne
n’attendait de vous des déclarations pro-FLN, encore que…Mais bon, ce n’est pas
ce qui les a choqués, ils savaient à quoi s’en tenir. Non, ce qu’ils ont mal
vécu, c’est que pas un moment, vous ne les avez pris au sérieux. Vous les avez traités
comme des gamins qui jouent les durs, et pourtant je vous prie de croire qu’il
n’y a pas plus conscients qu’eux, je veux dire conscients de ce qu’ils veulent,
et d’un certain nombre des moyens pour y parvenir.
Ils croyaient
que d’une manière ou de l’autre, sans sortir de vos positions humanistes, vous
étiez prêt à les aider. Mais pfft, rien que quelques belles phrases.
Camus
Désolé, Sénac.
Ce que vous appelez des belles phrases, c’était exactement le fond de ma
pensée.
Sénac
Je crois vraiment
que vous sous-estimez ces garçons-là, et le niveau de leur réflexion.
Savez-vous que
dans sa prison, Ahmed Taleb s’informe beaucoup sur les expériences tunisienne
et marocaine ; ce garçon étonnant, que tout intéresse, lit Lénine en
même temps qu’il réfléchit à la place de l’islam dans le monde moderne!
Camus (avec un
peu d’amertume)
La place de
l’islam, elle me paraît garantie, mais si j’étais vous, Sénac, je me ferais un
peu plus de souci sur le sort des Chrétiens.
Sénac
J’en reviens à
la question des urgences.
On
raconte des histoires si horribles sur l’emploi de la torture dans cette guerre
que ça va être difficile de rester les bras croisés. Des témoignages circulent,
le journaliste Henri Alleg a, paraît-il, écrit un bouquin, depuis la disparition
de Maurice Audin il y a maintenant plusieurs mois, on est sans nouvelle de
lui. Je crois qu’il va être grand temps de manifester dans les rues de
Paris contre la répression.
Suzanne
Sa femme,
Madame Audin, a essayé de vous joindre par téléphone, Albert, mais comme
vous veniez tout juste de rentrer de Stockholm, je n’ai pas osé vous la passer.
Scène 2
Sénac
Est-ce que vous
savez que les féministes, disons Simone de Beauvoir...
Camus
‘l’interrompant brutalement)
Ah! non par pitié,
épargnez-moi celle-là, la “fumelle” comme dirait Cagayous.
Figurez-vous
que grâce à lui j’ai trouvé ma vengeance,
un portrait de
Madame Simone de Beauvoir par le non moins illustre Cagayous, grand
chroniqueur de Saint-Germain-des Prés.
Il va à l’un
des rayonnages du bureau, en tire un volume en mauvais état, rit tout seul
avant de commencer et se met à lire, devant les autres qui restent immobiles,
un peu éberlués.
Cagayous qui
vient de se marier parle de sa belle-mère et de toute la bande des fumelles qui
sont autour. Si vous permettez, je vais faire tous les personnages, la mère, la
fille et les autres mais vous allez voir, c’est plus facile à suivre que
“L’être et le néant”:
”—Eh! bien
tape-moi, si ti as le courage, elle gueule ma femme en se rouvrant la fenêtre
pour que tous on entend et en se mettant en devant de moi. Tape-moi, si ti es
un homme!
—Vinga! elle
crie ma belle-mère,assayez dé toquer à one pel dé ma pétite à moa! Aïe,aïe,
aïe, aïe!
De tant que
elles deuss elles crient fort, que les femmes qu’elles restent dedans la maison
elles ont rentré dedans la chambre en disant comme ça:
—Qu’est-ce qu’y
a? Oh! si c’est possible, la pôvre! C’est incroyable à croire que un homme y
s’esquinte à deux pôvres femmes comme ça!(...)
Madame Solano elle
faisait pluss du pétard à cause que les femmes elles étaient là, que si on
l’arrait ensassinée.
D’un peu elle
se fait rassemblement à tout le quartier esprès pour que je perds la figure.
Pas assez elle a gueulé par la fenêtre, encore il faut qu’elle crie dedans les
escayers pour que tous les locataires y rouvrent sa porte. Si je me tiens pas,
aïe, ça que je l’y passe pas à la vieille chouari!
—Primo, j’y dis
à les femmes qu’elles sont venues à la chambre sans qu’on li donne la
permission, vous allez commencer de décamper d’ici pour voir dedans vote
marmite si elle cuit bien la soupe”.
Il pose le
livre en prenant une pose de “macho” caricatural
Et voilà ce que
je leur dis, moi Albert, aux fumelles, comme mon maître Cagayous je vais leur
parler!
Sénac (très
ironique)
Une traduction
du Deuxième sexe en pataouète, je ne suis pas sûre que ce soit
la meilleure idée.
Vos
visions de la femme, future ou passée, sont sûrement passionnantes mais moins
urgentes que celles du présent. Et le présent, je vous le rappelle, c’est celui
de nos soeurs algériennes torturées, dont vous avez je pense entendu au moins
un nom: celui de Djamila Bouhired, emprisonnée depuis le mois d’avril. Jusqu’à
quand, personne ne sait, mais pour ce qui est de la torture il n’y a hélas aucun
doute.
Camus(soudain
très sérieux)
Dommage que
Feraoun ne soit pas là , il m’a envoyé, il y a juste un an, un fragment de
son Journal à ce sujet. J’en ai été malade de compassion et de
dégoût. Vous voulez savoir ce qu’il disait ?
il ouvre un
tiroir de son bureau et en tire une lettre
C’est à propos
de certains villages qui ont été ratissés près de chez lui; ce qu’il raconte
est horrible : parfois on emmène les hommes pour les fusiller mais
on laisse les femmes chez elles, dans un but bien précis.
(lisant)
“Les femmes
sont restées dans les villages, chez elles. Ordre leur fut donné de laisser les
portes ouvertes et de séjourner isolément dans les différentes pièces de chaque
maison. Le douar fut donc transformé en un populeux B.M.C où furent lâchées les
compagnies de chasseurs alpins ou autres légionnaires(...)On voudrait pouvoir
rappeler à Guy Mollet que les Kabyles, encore suffisamment ignorants et
barbares au point qu’on peut les accuser de fanatisme, ont gardé le souvenir
des mœurs anciennes et qu’en cette circonstance ils se souviennent de ceci: il
arrivait couramment à leurs ancêtres de se battre. Lorsque l’un d’eux ne
pouvait pas défendre son honneur, lorsqu’il se voyait vaincu ou sur le point de
l’être, il immolait sa femme et ses filles pour les soustraire au viol et
vendait chèrement sa peau(...)Parce que ces primitifs, ces barbares, ces
fanatiques ne sont pas assez évolués pour accepter l’idée que l’on puisse
violer impunément leurs femmes, parce qu’ils considèrent cela comme le plus
grand des crimes et que de tout temps leurs mœurs, leurs lois, leur raison
d’être en tant que Kabyles reposent sur cet interdit, ce sacro-saint respect
qui doit préserver la femme.”
Et vous savez,
moi qui reçois souvent des lettres de Feraoun, je peux vous dire qu’il
n’emploie pas souvent un style aussi grave, aussi solennel—Il chercherait
plutôt à se faire passer pour cynique et blasé. Alors c’est vous dire dans quel
état il était le jour où il m’a écrit cette lettre.
Sénac
Il paraît que
le livre d’Henri Alleg va paraître en Suisse, parce qu’en France, évidemment,
tout sera fait pour l’empêcher de sortir.
Camus est
pris d’une sorte d’étouffement et va à nouveau ouvrir la porte-fenêtre du
bureau. Il regarde vers l’extérieur, s’essuie le front, quitte sa veste et la
remet, on le voit prendre un cachet dans le tiroir de son bureau et l’avaler.
Camus
Dire
qu’il fait un froid à ne pas mettre un chat dehors et que cet imbécile de Gégé
est toujours en chasse je ne sais où dans les bosquets du jardin!
Bon Sénac, ne
perdons pas de temps, j’ai quelque chose à vous demander .Est-ce
que vous voulez bien me prêter le titre de votre recueil qui vient de
paraître chez Subervie : “Le Soleil sous les armes”, c’est un beau
titre, et comme nous prévoyons un récital de vos œuvres on pourrait le garder
pour le récital tout entier. Même s’il y a aussi beaucoup de poèmes antérieurs,
évidemment.
Personnellement,
ça m’amuserait beaucoup qu’on y mette votre impérissable œuvre de jeunesse
qu’est l’ode au Maréchal Pétain. C’est un morceau de choix: oyez plutôt,
honorable assemblée, car elle fait partie de mon répertoire:
“Vénérable
vieillard, vos œuvres immortelles
Vous feront
honorer. Vous êtes un demi-dieu,
Ô, divin
créateur de la France nouvelle,
Vous êtes notre
père après celui des cieux!
Sénac, beau
joueur:
J’étais un
enfant précoce, qu’est-ce que vous croyez: pas encore quatorze ans à l’époque
où j’ai pondu ce chef d’œuvre! Alors pas de reniement...
Mais donnant
donnant, mettez-y aussi mes poèmes érotiques, comme celui-là que j’aime
bien
Sénac prenant
l’air d’un faune , se faisant deux oreilles pointues avec les mains
Sénac puis
il s’assied d’une fesse sur la table où il y a le portrait de Catherine
Camus-Sintès et commence d’une voix aussi sensuelle que possible:
Dans cet océan
sombre où pousse la tulipe
Tu mords mes
lèvres, moi tes lippes
Je les emporte
vers une plage secrète.
Je te caresse
sous ton slip
Tu lâches dans
ma main tous les oiseaux-phénix
Que le soleil
de mai sur ta chair brune jette.
Ô mon fou que
le sable épais
Couvre de
ses rubis et que la mer dénude!
Mon poulain bis
qui tourne, et rude,
Attache ma
course à son pied.
Le jour n’est
pas si loin où, sur le boulevard,
De mensonge et
de miel j’ai composé ton chiffre,
Mais le tambour
d’émoi a surpris notre fifre
Et, pris dans
mon lasso, tu rues dans les brancards.
(Il va vers une
sorte de canapé, s’y assoit et allonge ses jambes sans retirer ses chaussures,
évidemment.)
Camus
La question qui
fâche ouplutôt un conseil d’ami, ou de papa.
Vous qui parlez
tellement du corps, et si bien, pourquoi n’essayez pas de rendre le vôtre plus
beau, plus séduisant? Je vous l’ai déjà dit, ce serait l’affaire de peu de
chose, quelques petits efforts et Suzanne vous y aiderait maternellement.
Sénac
Foutez-moi la
paix, Camus, avec vos histoires de beau mec. Vous, vous plaisez aux femmes,
tant mieux, mais votre fameux côté Humphrey Bogart, ce n’est pas mon style,
c’est tout!
La gabardine,
la clope au bec : je crois que vous avez dû beaucoup regarder ses photos pour
apprendre à tenir votre cigarette comme lui. ( il mime le geste,
en exagérant la pose)
Camus( reposant
sa cigarette dans le cendrier et réfléchissant )
Il
avait je crois 57 ou 58 ans, c’est bien jeune pour mourir, mais le cancer
de l’oesophage, ça ne pardonne pas.
Mort du whisky
plutôt que du poumon, chacun son truc!
Sénac
toujours fâché contre Camus
De toute façon,
qui vous dit que je ne suis pas séduisant, dans mon genre ? Et je sais que
je le serai encore plus en vieillissant : vous verrez, le jour où je me
laisserai pousser la barbe pour ressembler à Verlaine, comme je vous l’ai déjà
dit, je serai très bien. Rimbaud a aimé Verlaine, ce qui prouve bien que vous
ne connaissez rien aux goûts des garçons!
Camus
Il est certain
qu’avec la barbe, vous serez très bien en image du père
Sénac
Cela tombe
bien, j’ai justement une nouvelle à vous annoncer
Pour moi donc,
et je vous l’annonce aujourd’hui, c’est le besoin de la paternité qui m’oriente :
besoin d’avoir un père, besoin d’être un père. Et voici donc la nouvelle de ce
qui est pour moi un grand événement : faute de pouvoir me vivre en fils de
mon père, le grand inconnu, je vais devenir père de mon fils, celui que j’ai eu
le bonheur de rencontrer et dont je porte la photo ici sur mon cœur. Ce n’est
pas le moment d’en parler, sachez seulement qu’il a quinze ans et que je
ne vais pas tarder à l’adopter.
Suzanne
Excusez-moi,
Albert, le patron voudrait que vous passiez tout de suite dans son bureau; ce
ne sera pas long, juste un mot à vous dire et des papiers urgents à signer.
Camus, sortant
Une minute et
j’arrive…
Scène 3
Sénac, un peu
embarrassé
Suzanne, je
vais être honnête avec vous. J’avais vraiment décidé de ne plus voir Camus,
malheureusement, j’ai dû venir aujourd’hui parce que nous avons besoin de lui
pour le frère d’Hamid, qui est en prison. Cela me donne le sentiment d’une
duplicité qui me met très mal à l’aise et je sais qu’il va souffrir quand il
connaîtra cette raison de ma visite.
Suzanne
Oui, mais il
comprendra que vous ne pouviez pas faire autrement.
Sénac
Il réagit
en Pied-Noir qui se sent menacé, comme la grande majorité de ceux qui vivent
là-bas. Mais de sa part, c’est grave parce qu’il pourrait faire beaucoup s’il
était de notre côté.
L’Algérie, je
ne pense pas qu’il y reviendra jamais. Il fait partie de ceux qui ne
supporteront pas d’avoir perdu leur suprématie. Et pourtant si les Pieds-Noirs
veulent continuer à vivre là-bas, il faut qu’ils acceptent de devenir la
minorité, de laisser les Algériens faire leur gouvernement. Enorme changement
il est vrai, et je crois qu’ils préfèrent fuir plutôt que de l’affronter.
D’ailleurs ce n’est pas pour rien que dans La Chute, à demi-mot, le
personnage s’accuse d’être un lâche.
Suzanne
consternée, intervient avec fermeté
Avant de parler
de cette façon, Sénac, vous devriez réfléchir un peu—mais il est vrai que vous
êtes trop jeune...Pendant la guerre, Camus n’a pas cessé de se battre, et je
suis loin de savoir tout ce qu’il a fait dans la Résistance. Mais ce que je
peux vous dire puisque vous êtes là, c’est que ce bureau même où nous sommes a
servi de boîte à lettres, et qu’on se faisait fusiller pour moins que ça.
Sénac, un peu
vexé
Moi aussi
je me suis engagé dans la guerre: en 44, j’avais dix-huit ans. J’ai été
démobilisé en mars 46...et heureusement que j’ai fait cela, sinon, j’aurais été
rappelé dans l’armée française pour aller me battre en Algérie, vous voyez un
peu... de toute façon, il n’en était pas question. J’ai assez d’amis en
Suisse...
Il fait un
geste des mains pour montrer qu’il se serait échappé.
Suzanne
Même avant 40,
pendant la guerre d’Espagne, Camus s’est engagé complètement pour les
Républicains. Iil paraît que c’est ce qui l’a rapproché de Maria Casarès, au
début. Après cela, ils se sont sûrement découvert beaucoup d’autres points
communs.
Sénac
C’est très bien
que vous parliez d’elle: elle me fascine tellement que j’ai un projet, dont je
ne sais pas ce qu’il deviendra, par les temps qui courent, mais comme il s’agit
de théâtre, j’ai envie de vous en parler. L’idée serait de faire jouer la
Kahena par Maria Casarès, justement.
Suzanne
La Kahéna?
Sénac
Je vous
explique en deux mots de quoi il s’agit: c’est une grande héroïne algérienne,
la plus grande peut-être, qui commandait à toute une région montagneuse
d’Algérie, dans les Aurès, et qui a voulu s’opposer aux envahisseurs arabes...
Bref, cette
Kahéna est une grande guerrière mais aussi une grande amoureuse et comme vous
vous en doutez, ce mélange me plaît beaucoup.
Il y a beaucoup
de légendes autour d’elle, mais de toute façon, c’est une magnifique figure de
femme, et je ne sais pas pourquoi, depuis quelque temps, j’ai vraiment
l’impression de l’entendre me parler avec la voix de Maria Casarès!
Camus revient,
on l’entend tousser dans le couloir et parler en même temps avec Michel.
Scène 4
Sénac
Je regardais le
tableau de Sauveur, qui me rappelle plus d’un souvenir. Vous ai-je
dit que ma mère
et moi, nous avons eu un cabanon dans ce genre, en beaucoup plus minable
forcément. Et même, une année où la tempête en avait emporté la moitié, ma mère
en a fait un vrai gourbi en le raccommodant avec des bouts de tôle ou de
planche, ou de n’importe quoi. Les vacances que j’y ai passées sont les plus
beaux souvenirs de ma vie.
Camus
Dire que dans
ces Bains Padovani, nous avons réussi à faire du théâtre, avec pour public les
habitués de l’endroit. Parmi mes nombreuses activités théâtrales, c’est
sûrement de celle-là que je suis le plus fier!
En plus ça me
permet de donner un sens au mot peuple, qui en ce moment, y compris dans votre
bouche, Sénac, me donne l’impression que c’est un peu abstrait...mais si vous
me parlez du public devant lequel on jouait aux bains Padovani, alors ce ne
l’est pas du tout, évidemment!!
Sénac
J’avais cru
comprendre que votre affaire c’était les grands problèmes, c’est-à-dire les
problèmes universels.
Camus, un peu
professoral:
Mais c’est
exactement cela le théâtre, très situé et en même temps universel en effet. Je
pense au “Montserrat” de notre ami Roblès. Je l’ai vu dès sa sortie, en 48.
Comme vous le savez cette histoire cruelle, essentiellement tragique, se
passe chez les Indiens d’Amérique, en pleine conquête espagnole. On ne peut
imaginer une action davantage située dans l’espace et dans le temps! Mais le
choix impossible qu’a dû faire Montserrat peut se retrouver partout où il y a
des bourreaux pervers qui donnent libre cours à leur ignominie. Quoi de plus
banal que l’exploitation d’une prise d’otages et quoi de plus horrible!
Sénac
Si seulement
Roblès était moins modeste. Mais il est comme Feraoun, de ces hommes
admirables qui ne revendiquent jamais la place due à leur talent.
Camus
Malheureusement
à Paris, si on ne fait pas son propre éloge, il ne faut pas compter sur les
autres pour le faire; et c’est vrai au théâtre comme en littérature!
Sénac
(complètement révolté à cette idée)
Faire mon
propre éloge! moi j’en mourrais de honte, bien plus sûrement que je ne meure de
faim dans mon anonymat! Pas plus d’ailleurs que l’éloge des autres, et
d’ailleurs personne ne m’en demande: on ne demande pas à la main d’un
« égorgeur » de savoir flatter dans le sens du poil!
Camus,
sévèrement,
Vous savez très
bien dans quelles circonstances j’ai parlé d’égorgeur, sans vous accuser d’en
être un, et depuis ce moment-là, vous faites tout pour qu’on y croie. Mais
prenez garde, vous jouez tellement au fanatisme qu’il finira
par vous coller à la peau, jusqu’au jour où vous trouverez plus fanatique que
vous, et pour de bon.
Sénac, prenant
l’air excédé, et secouant la tête de gauche à droite comme pour dire non
Camus, vous
vous obstinez à me prendre pour votre Stepan des Justes, c’est
aberrant: qui pourrait croire que je sois cet homme qui refuse la poésie,
qui refuse l’amour et tous les sentiments, tandis que moi, je n’ai que ces
mots-là à la bouche, et pas seulement à la bouche: je leur donne corps tous les
jours en écrivant.
S’il
y un de vos personnages dont je pourrais être proche, ce serait plutôt
Kaliayev, il me semble. “Il dit que la poésie est révolutionnaire”. N’est-ce
pas ce que je répète à longueur de journée!
C’est
Kaliayev le poète dans cette histoire, et le poète c’est moi.
J’aime aussi
quand vous lui faites dire à Dora: “Tes yeux sont toujours tristes, Dora. Il
faut être gaie, il faut être fière. La beauté existe, la joie existe!” Nous
nous connaissions à peine à l’époque, sinon je dirais que vous avez écrit cela
en pensant à moi!
Seulement
voilà, vous avez fait de Stepan une caricature et maintenant vous voulez que
cette caricature ce soit moi.
Camus,
intervenant vivement
Sénac, vous
n’avez pas le droit de dire cela. Les Justes, c’est tout sauf
une pièce manichéenne ; comme dit Renoir dans La Règle du
jeu, c’est au contraire une pièce où chacun a ses raisons : “le plus
terrible sur cette terre, c’est que chacun a ses raisons”!
Même Stepan,
pour s’en tenir à lui, a aussi des arguments, à commencer par son corps, où les
coups de fouet ont creusé leurs marques. Il n’a rien d’une caricature quand il
dit que des milliers d’enfants russes vont continuer à mourir de faim, la plus
horrible des morts, et que pour eux, pour les sauver eux, les
révolutionnaires n’ont pas le droit de s’attendrir sur les enfants
du grand-duc, ses deux “chiens savants” pour parler comme lui.
Sénac
N’empêche que
vous en faites un débat théorique, ce n’est pas comme cela qu’on le vit quand
on est engagé dans le combat.
Vous,
Camus, vous êtes un penseur, un raisonneur, un humaniste...
Camus
On m’a déjà dit
que c’était très vilain, mais je n’en ai pas honte.
Scène 5
Suzanne
Tout à l’heure
je disais qu’avec vous deux, j‘avais toujours l’impression d’être dans un
prétoire. Mais je pourrais dire aussi que c’est comme au théâtre et qu’on vous
retrouve chacun dans votre rôle, là où on vous attend.
Sénac
Ce que vous
dites-là ne me gêne pas, au contraire :
j’ai toujours envie d’une tribune pour défendre mes idées et j’en ai
vraiment besoin. Je ne demanderais qu’à en débattre sur la scène du théâtre si
on me le proposait : j’aime le théâtre, et je crois en son efficacité.
Camus et moi sommes des acteurs qui s’envoient des répliques.
Suzanne
Oui, c’est tout
à fait cela mais est-ce vraiment satisfaisant ?
Mon impression
est que vous êtes entrés dans un jeu de rôle qui maintenant vous colle à la
peau ; et vous ne pouvez plus faire autrement que de mettre vos propres
masques dès que vous êtes l’un en face de l’autre. Les répliques vous sortent
de la bouche comme si elles avaient déjà été écrites auparavant.
Camus
Je crois que
c’est à peu près ce que j’ai voulu dire dans La Chute. Mon Clamence
n’est pas mon alter ego mais sur un point au moins je le sens à mon
image, c’est cette histoire de rôle, ou de masque. Qu’en pensez-vous, Sénac,
est-ce que cela ne viendrait pas de notre vieux fonds méditerranéen? Regardez
ce que dit Amrouche dans son portrait de Jugurtha : son héros,
incarnation de l’homme nord-africain, ne cesse de mettre des masques qui finalement
tombent l’un après l’autre mais pour mieux se succéder. Et de temps en temps
mais rarement, dans un éclair, on entrevoit son visage nu.
Sénac
Je pense à ce
qu’on m’a souvent dit, que mon visage ressemble à un masque de la comédie
antique, comme on en voit par exemple sur les mosaïques romaines de chez nous.
De là à me dire que j’ai l’air d’un silène, ou d’un faune, il n’y a d’ailleurs
qu’un pas qui non seulement ne me gêne pas mais me flatte. La beauté faunesque
me convient mieux que la beauté classique!
Suzanne
D’accord pour
vos différences mais moins d’accord pour qu’on fasse de vous les figures
emblématiques de deux camps opposés, moralement, intellectuellement ou que
sais-je encore.
Camus
Avant même
d’aller plus loin je voudrais insister sur un point, qui me tient beaucoup à
cœur. Certes nous sommes devenus les images emblématiques de deux points de vue
opposés, en gros l’indépendance ou une fédération des deux communautés. Mais
nous n’en restons pas moins, à parts égales et à parts entières, les
représentants d’une même culture méditerranéenne et algérienne.
Je vous assure
que si nous avions le temps, nous pourrions jouer à un jeu très amusant:
quelqu’un lirait un texte sur la Méditerranée, le soleil, Oran, et sûrement
beaucoup d’autres sujets, sans dire duquel de nous deux il est...
Et le jeu
serait de deviner qui en est l’auteur!
Sénac
Pour en rester
à l’idée des rôles, je suis absolument convaincu que « Jean Sénac »
est un masque et que mon vrai « moi », je ne le connais
pas. Visage inconnu de moi-même. Aussi inconnu que le visage de mon père, qui
était peut-être un gitan, beau et sauvage comme ceux de Lorca.
Il y a au moins
une chose dont je suis convaincu, « Jean Sénac » ne peut pas
être mon vrai nom, parce que c’est celui de mon beau-père : on me l’a
donné par défaut, quand j’étais déjà un grand garçon de cinq ans, faute
de savoir le nom de mon vrai père. Et s’il y a bien quelqu’un qui n’est pas
moi, je vous le garantis, c’est le père Sénac tel que je l’ai connu pendant les
quelques années où il a été le mari de ma mère : raide comme un balai, la
moustache en tapis brosse et le gilet boutonné haut sous sa veste noire. Le
parfait petit notable et comme de juste libidineux, mais pas au grand air,
comme moi, qui prends le risque de scandaliser les braves gens! Lui, c’était
vraiment le vieux dégueulasse…
Le nom que je
me suis choisi maintenant, et qui me plaît bien, est Yahia El Ouahrani :
Jean l’Oranais. Malheureusement, comme je ne parle pas l’arabe, j’ai peur que ce
ne soit un peu usurpé.
Camus
De toute façon,
depuis un certain temps, j’en suis arrivé là, moi aussi, de mes
réflexions : si je veux parler de mon vrai moi, il faut que je reprenne
tout à zéro, comme si je n’avais jamais rien écrit. C’est le projet de mon
prochain livre, récit ou roman je ne sais, autobiographique en tout cas, dont
j’ai parlé déjà à Suzanne, évidemment. C’est même la première chose que je lui
ai dite quand j’ai su pour le Nobel : « Après le Nobel, Suzanne,
j’arrête ces conneries et je me mets à écrire mon livre, celui
dont je n’ai trouvé jusqu’à maintenant ni le temps ni le lieu.
Sénac
J’espère que
vous me l’auriez dit, si vous aviez eu le temps de répondre à ma dernière
lettre, celle du 24 décembre ;
Camus riant
La dernière que
j’ai là dans mon bureau…
Si on
croit au principe « qui aime bien châtie » bien, je suppose que vous
m’aimez bien tout de même.
La seule chose
qui m’a fait vraiment rire, bien qu’elle se veuille méchante voire
féroce, c’est quand vous me traitez de « louette » !
oui, oui, vous n’avez pas pu oublier. Il y est question à propos de moi, de
« ce
balancement tragique, ces contradictions, ce malentendu, cette équivoque sur
les mots qui sont à la fois d’un honnête homme et d’un inadmissible
« louette ». Malgré mon grand âge, j’ai encore un peu de
mémoire !
Suzanne, riant
C’est drôle,
louette…
Camus, secouant
la tête vigoureusement
Drôle si on
veut. Cet aimable mot bien de chez nous s’utilise pour un malin sans scrupule,
un type astucieux, mais avec toute sorte de connotations péjoratives…bref, pas
vraiment un compliment; mais comme je suis bon prince, je n’en retiens que
notre complicité à travers les mots !
Fin de l’acte III
Acte IV
Contradictions
pathétiques de Camus
Ce dernier acte
comporte deux parties, la première avec Camus et Sénac, la seconde avec Camus
et Suzanne.
Pendant que
Camus va une nouvelle fois respirer à la fenêtre, Sénac et Suzanne se parlent à
voix basse et on entend Sénac dire : oui,
oui, maintenant.
scène 1
Sénac
(manifestement embarrassé mais se jetant à l’eau)
Camus, avant de
partir, j’ai quelque chose à vous demander. Vous allez penser que c’est la
raison pour laquelle je suis venu.
Camus (après un
silence)
Ah! Bon, moi
qui croyais que... allez-y tout de même, si je peux me rendre utile, je ne
demande pas mieux, vous le savez bien.
Sénac
Oui, il s’agit
d’Hamid dont je vous ai beaucoup parlé ou plutôt de son frère aîné.
Leur mère les a élevés seule tous les deux après la mort du père pendant
les massacres de 45, étonnez-vous après cela que le grand soit monté au maquis;
mais maintenant que sa katiba s’est fait prendre, il est aux mains de l’armée.
Camus (lui fait
signe de continuer mais ne dit rien)
Sénac
Camus, nous
avons pensé que vous étiez le seul à pouvoir faire quelque chose pour qu’il
soit traité comme un prisonnier normal, et pour qu’on ait de ses nouvelles.
Vous l’avez déjà fait pour d’autres, et vos interventions ont été efficaces,
même si vous ne vous en vantez pas.
Camus, après un
assez long silence, montrant la photo de sa mère sur la table
De toute façon,
comme tu vois, j’ai déjà ma mère pour me dire ce que je dois faire...la
malheureuse qui n’a jamais rien dit! Mais je sais ce qu’elle pense et je
l’entends qui me parle à l’oreille.
Hamid parle
déjà de monter au maquis pour remplacer son frère.
Et ils sont
tous comme ça, parmi les jeunes de son âge, ils veulent tous y aller.
D’ailleurs
moi aussi, si on voulait de moi j’irai les rejoindre et je me sentirai à ma place
plus qu’ici, mais j’ai déjà essayé plusieurs fois et j’ai été refusé. Trop
petit, malade, sans parler de mes comportements dits déviants...je ne suis bon
à rien d’autre qu’à traîner sur les trottoirs parisiens!
Camus
Franchement,
Sénac, ne faites pas l’imbécile,
ils ont raison,
le maquis n’est pas pour vous, ce serait vraiment vous faire tuer bêtement.
Bien beau si vous ne faites pas éclater votre arme sur vous ou sur vos copains.
Si
seulement chacun faisait tout ce qu’il peut là où il est. Le problème de cette
guerre, c’est que chacun veut se mêler de tout, surtout quand il n’y connaît
rien!
Sénac
Alors pour le
grand frère...vous allez essayer?
Camus se
déplace, prend dans une armoire un dossier vert et vient l’ouvrir sur son
bureau
Camus
Lisez ceci,
Sénac, c’est ma lettre et la réponse que j’ai obtenue; je crois qu’ils vont
tenir compte de mon intervention.
Sénac surpris
et très ému
Mais alors vous
saviez déjà, et vous l’avez fait...
Camus
Je ne savais
pas que c’était le frère d’un de vos jeunes amis, vous venez de me
l’apprendre.
Sénac soulagé
et un peu confus, visiblement pressé de partir
Alors il ne me
reste plus qu’à...
Camus
précipitamment
Non, non,
tenez, prenez ça avant de partir, ce sont certains de mes derniers écrits que
vous n’avez sans doute pas lus, beaucoup ne sont pas encore publiés.
Sénac
(revenant sur ses pas )
Une dernière
chose, Camus : si vous ne recevez pas de lettres de moi, ne croyez pas que je
ne vous écris pas. J’écris mais je n’envoie pas les lettres, et parfois je me
dis que c’est mieux comme ça. Un fils ne sait pas écrire à son père, il ne peut pas.
Camus sourit un
peu, mais tristement, pendant que Sénac sort, raccompagné par Suzanne. Il se
déplace vers la fenêtre, saisi d’étouffement, et tourne le dos au public,
pendant un temps assez long, jusqu’au retour de Suzanne dans la pièce.
scène 2
Suzanne rentre
et le regarde d’un air inquiet; elle fait mine de ranger des dossiers et
finalement prend un ton enjoué
Suzanne
Vous allez être
content: il y a eu un coup de téléphone pour vous...
Camus
Plus tard,
Suzanne, plus tard, laissez-moi un moment : le choc a été rude.
Suzanne
Il me semblait
pourtant que Sénac n’avait pas été trop violent, moins que d’habitude, non?
Camus
Peut-être en
effet mais cela ne change rien au fond des choses, que j’ai compris
finalement... (amer) J’ai vraiment le sentiment d’être une
vache à lait qu’on vient traire de temps en temps. Avec l’argent du Nobel
par-dessus le marché : la vache est devenue l’âne de Djoha, qui pond des pièces
d’or...une histoire que Kateb Yacine adore raconter.
Après tout,
cela doit être le destin des humanistes, ce mot qu’on prononce autour de moi
avec mépris. Humaniste je suis, et on me le fait bien sentir, allez! C’est un
titre qui a son prix.
Je ne vous le
reproche pas, Suzanne mais vous savez mal faire semblant et si vous me dites
que vous n’étiez au courant de rien, je ne vous croirai pas.
Elle fait des
gestes vagues de dénégation et semble désolée.
J’ignore quel a
été au juste votre rôle là-dedans et je ne veux pas le savoir. Vous nous aimez
tous les deux, c’est votre cœur de mère qui aime également tous ses enfants. Et
chacun voudrait être le préféré!
J’aurais dû me
douter de quelque chose, il était bizarre, Sénac, à certains moments.
Mais moi, comme
un nigaud, j’y ai cru, j’ai vraiment cru qu’il venait pour se réconcilier avec
moi. J’étais touché, prêt à ce qu’il commence par m’engueuler une fois de plus,
quelle importance, et ce n’est pas plus mal parce que cela m’évite de
croire que j’ai forcément raison. En fait, je crois qu’il n’a même plus envie
qu’on s’engueule, il m’a largué, c’est tout.
Il prend ce qui
est sans doute la dernière lettre de Sénac et la déchire
Chantonnant
“Je suis tombé
par terre, c’est la faute à Voltaire
Le nez dans le
ruisseau, c’est la faute à Rousseau”.
“Plus dure sera
la chute”, décidément, ce mot me poursuit.
Effectivement,
il s’assied par terre; Suzanne, consternée, s’approche de lui et en fait autant,
non sans difficultés qui les font rire, parce qu’elle est grosse. Il esquisse
un geste, qui serait de poser la tête sur l’épaule de Suzanne mais ne le fait
pas vraiment.
Suzanne,
parlant bas et en confidence, un peu honteuse de ce qu’elle lui avoue.
Suzanne
Je vais tout
vous dire, Camus, oui, c’est moi qui ai demandé à Sénac de venir vous voir
encore une fois; mais je ne savais rien d’Hamid ni de son frère et je ne savais
pas qu’il avait quelque chose à vous demander. En fait, c’est de ma faute ;
puisque je lui demandais de venir, il a profité de l’occasion.
J’aurais
tellement voulu que vous puissiez vous réconcilier. Hélas!
Camus, qui
s’enfonce et rapetisse, de plus en plus amer
Camus
Cela s’appelle
se faire des illusions, ma chère Suzanne.
Rêvez tant que
vous voulez mais cela ne sera jamais, nous sommes sur nos rails, lui comme
moi ; les miens me conduisent peut-être droit dans le mur, qui sait.
Il est venu, je
sais maintenant pourquoi, et nous avons eu notre dernière rencontre, j’en
suis sûr maintenant.
“Dernière
rencontre”, ça fait très mélo, mais le mélo j’y crois. On ne peut pas aimer le
théâtre sans aimer le mélo. C’est triste et c’est ridicule, parfait pour moi.
Au fond, je
suis dans mon rôle favori, une espèce de cocu professionnel. Et naturellement,
tout cela me ramène de manière obsessionnelle à la rupture avec Sartre.
Moi qui toute
ma vie, toute ma jeunesse en tout cas, ai vécu entouré de copains. Mais il m’en
reste tout de même quelques-uns, des vrais, qu’est-ce que vous en dites,
Suzanne?
Suzanne, levant
les bras au ciel
Mais enfin
Albert, comment pouvez-vous en douter? Qui est plus aimé que vous
Camus,
dubitatif
On m’aime,
c’est vous qui le dites, ma chère Suzanne, parce que vous, vous m’aimez et je
n’en doute pas.
Mais très
nombreux sont ceux qui m’en veulent, pour une raison ou pour l’autre, et avec
le Nobel par là-dessus, la jalousie prolifère, je sens la haine autour de moi,
même sous les compliments et les courbettes. C’est drôle, j’ai l’impression de
retrouver ce que j’écrivais à l’époque dans Caligula, vous
savez, quand les sénateurs se mettent à quatre pattes devant lui, ce qui ne les
empêche pas de comploter pour sa mise à mort.
En fait je
savais déjà tout cela... et peut-être que finalement je vais devenir fou comme
lui? Dites-moi ce que vous en pensez, vous ma tendre, ma fidèle Caesonia.
(Suzanne,
peinée, soupire et cherche affectueusement à faire diversion)
Arrêtez donc de
dire des bêtises.
Laissez-moi
plutôt vous parler de ce coup de téléphone, puisque je vous dis que vous allez
être content.
C’est l’agence
immobilière qui a appelé. Vous savez, cette maison dont Char vous a parlé, et
que vous aviez regardée une fois avec lui en vous promenant à Lourmarin. Eh!
bien, elle est libre, et il n’y aura pas de problème pour l’avoir, c’est
l’affaire de quelques mois. Vous serez bien là-bas.
Camus, se
relevant brusquement ; il se secoue et s’ébroue comme un cheval.
Non, quel
bonheur! Et moi qui me laisse aller comme un imbécile. Mais c’est là-bas que ma
vie va commencer. J’ai trop perdu mon temps, je dois tout reprendre à l’origine
(riant) peut-être pas celle du monde, n’exagérons rien, mais la
mienne en tout cas. Vous savez que j’ai un projet mais le ne le dites à
personne,
Elle éclate de
rire
Oui, je sais,
je n’arrête pas d’en parler, mais personne ne se doute vraiment de ce que ce
sera : un récit qui commencera juste avant ma naissance et qui expliquera
tout à la suite. Vous verrez, ce sera peut-être mon œuvre la plus
célèbre!
Est-ce que Char
n’avait pas envoyé des photos de la maison? Trouvez-les moi, Suzanne.
(elle les
sort d’un tiroir et il s’en empare)
C’est
exactement ce qu’il me faut : un grand mur aveugle d’un côté pour me protéger
des regards et une terrasse couverte de l’autre pour travailler dehors en
restant à l’abri.
Prévenez vite
Francine, elle va être ravie. Et j’espère que ma mère consentira à venir. (riant) Je
l’entends d’ici (imitant la voix d’une vieille femme) : “C’est
beau, mon fils, mais il n’y a pas assez d’Arabes dans la rue, alors je
m’ennuie!”
Et vous aussi,
Suzanne, j’espère que vous viendrez: vous savez bien que je peux pas me passer
de vous!
Suzanne sur un
ton un peu incertain
Comme si vous
n’aviez pas assez de femmes dans votre vie!
Vous feriez
mieux de n’en faire venir aucune, c’est alors que vous seriez un autre homme!
Elle fait un
mouvement pour sortir, mais il la retient, et ils s’asseyent côte à côte sur le
canapé
Camus
Mais c’est
justement à cause des autres que j’ai besoin de vous, parce qu’avec vous c’est
différent. Je suis tellement content de l’amitié qu’il y a entre
nous...l’amitié et rien d’autre, c’est tellement rare, tellement précieux.
Elle fait une
grimace un peu douloureuse, pas convaincue, et s’écarte un peu de lui en
soupirant mais ne dit rien.
Camus lui
prenant la main
J’espère que
vous n’avez pas été choquée quand je vous ai comparée à la Caesonia du Caligula
que je suis...
ou disons
plutôt que je pourrais être, si j’étais empereur romain, au lieu d’être
larbin chez Gaston!
Tout à l’heure,
quand vous vous êtes assise par terre près de moi, j’ai pensé au moment où elle
lui dit: “Viens. Etends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes genoux. Tu es
bien. tout se tait”.
Suzanne, ne
riant qu’à moitié
Je ne suis pas
choquée mais pas sûre non plus que ce soit un rôle très flatteur pour une
femme, et encore moins sûre d’avoir la forme d’abnégation qu’il faudrait!
Camus, se
laissant emporter par l’enthousiasme
Et moi, je suis
sûr que vous vous sous-estimez, et que vous êtes de celles dont le dévouement
n’a pas de limite. Rappelez-vous, quand Caligula demande à Caesonia de rester
près d’elle, elle lui dit : “je ferai ce que tu voudras”. Il lui fait jurer de
lui obéir, de l’aider toujours, et elle a cette sublime réponse: “Je n’ai pas
besoin de jurer puisque je t’aime”. N’est-ce pas cela, l’amour sublime? Peut-on
parler d’amour, s’il ne va pas jusque là?
Il est très
théâtral, et il jette un regard sur son image dans le miroir, se remet les
cheveux en place.
Suzanne
Vous demandez
beaucoup aux femmes, Albert, à toutes les femmes. Je sais trop quelle
insoutenable souffrance ce serait de vous aimer à ce point-là.
A tort ou à
raison, je distingue l’amour et l’amitié...enfin j’essaye.
Suzanne se lève
et sort en emportant les oranges et les dattes qui sont restées sur un plateau.
Camus va ouvrir
la fenêtre et appelle le chat:
Camus
Gégé! Gégé,
quel imbécile, celui-là!
Je suis mort de
fatigue. La chute après cet espoir nigaud que Sénac veuille se réconcilier...ça
m’a brisé. Je rentre chez moi et n’en bouge plus.
Suzanne revient
avec un visage fermé et parle d’un ton froid
Suzanne
La personne dit
qu’elle vous attend rue de Chanaleilles, elle est libre pour la soirée.
Camus, se
regardant à nouveau dans le miroir qui est au mur de son bureau
Ah! Parfait,
très bien, j’y pars à l’instant.
Soyez gentille
de prévenir chez moi.
Et prenez-moi
une bouteille de champagne dans le frigo de Michel...cadeau de la maison : je
le connais mon pote Michel, il ne me refuse jamais rien! D’ailleurs ce
soir, je vais lui emprunter sa deuxième voiture, il est parti avec la nouvelle.
il est actif,
joyeux, galope à travers son bureau en chantonnant
“L’amour est
enfant de bohême...”
Il sort en
vitesse, en allumant une cigarette.
Un instant plus
tard, Suzanne, seule, revient
Elle vérifie
que la fenêtre est bien fermée et tire les rideaux
Elle regarde la
photo de la mère et lui dit :
Suzanne
Bonsoir
Catherine Sintès, bonsoir, madame Camus
On entend
dehors le bruit d’une voiture qui démarre. Grand ronflement de moteur, c’est
sûrement une voiture puissante...
Fin
Table des matières
Pages
1 Acte
I
scène 1 Suzanne seule
scène 2 Suzanne Camus
scène 3 Suzanne Camus Sénac
scène 4
scène 5