lundi 5 septembre 2016

Algérie! Me voilà de retour

                ALGÉRIE !
      Enfin me voilà de retour




A la mémoire d’André et Berthe mes parents


"C’est une grande folie, et presque toujours châtiée, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu’on a aimé ou dont on a fortement joui à vingt..."Albert Camus

Qu’est-ce qui m’a pris tout à coup ? Pourquoi, en cette fin d’année 2015 ai-je décidé de faire ce voyage de retour en Algérie, ce pèlerinage sur les lieux de mon enfance et de ma jeunesse ? Pourquoi maintenant ?
Ce voyage que j’ai envisagé, rêvé, tant de fois pendant cinquante ans et auquel j’ai, chaque fois renoncé, pourquoi maintenant ? J’ai déjà évoqué cela dans Algérie, Algérie Que me veux tu ? que j’ai publié en 1999. Il y a du mystère dans cette décision soudaine. Va pour le mystère !  
Ce n’est pas un coup de colère qui m’a pris, comme celui de Jules Roy un premier novembre, jour de Toussaint, se révoltant tout à coup contre le fait que seuls ses morts ne recevaient jamais de visites à la Toussaint.
« Alors, il n y aurait plus que les Français de France  à honorer leurs morts, le 2 novembre ? Les miens vont rester à Sidi Moussa sans que jamais personne ne vienne les voir ? Nom de Dieu ! Je vais traverser la mer. Je vais leur porter des roses. »
Il partit alors porter des roses à ses morts de Sidi Moussa et en fit, au retour, un livre très émouvant : « Adieu ma mère, adieu mon cœur. »
Pour moi la décision de revoir l’Algérie, plus de cinquante après mon départ est venue sereinement, elle s’est imposée un jour de fin 2015, avec une force tranquille. Il fallait que je retourne vers ces lieux où je fus un enfant puis un jeune homme heureux et j’étais prêt. La décision avait mûrie lentement, inconsciemment et c’était l’heure de son éclosion.
Quant à moi je n’allais nullement vers mes morts mais plutôt vers des lieux évocateurs des bonheurs de l’enfance, mais les morts, comme je le dirai, se sont invités et ont été d’une certaine manière au rendez-vous.
En vérité j’ai pris conscience qu’à l’âge où je suis parvenu, soixante douze ans, si je ne le faisais pas, ce voyage, maintenant je ne le ferai peut être jamais. Bien sûr, je ne suis pas tout à fait au bout du chemin et j’espère bien continuer mes voyages, mes séjours à Paris, à Venise et dans cette Tunisie qui, depuis tant d’années et grâce à mon ami Rachid, m’a aidé, non pas à oublier l’Algérie mais à la remplacer un peu.
Il me semblait, aussi, que ce voyage bouclerait un peu ma vie, parachèverait ce que je m’étais promis. Les peurs, les craintes que j’évoquais en 1999 ont-elles disparues ? Non, elles restent tapies au plus profond mais elles sont des émotions  loin des réalités et il s’agit de ne pas se laisser happer par elles. C’est vrai que les dix-huit ans que j’ai vécus dans ce pays ont été marqués par la guerre et la violence. J’en ai été préservé par mes parents et par l’insouciance de la jeunesse mais cette violence diffuse était là, enveloppant notre vie et nous interdisant, par exemple, de faire du tourisme dans ce pays si beau mais que j’ai, dans le fond peu connu.
Mon grand père Arnold et mon oncle Marcel ont été assassinés dans la campagne sétifienne en 1957 par le FLN et un tel événement, même si mes liens avec ce grand père et cet oncle étaient assez distendus, ne pouvait que marquer durablement un jeune garçon de 12-13 ans.
J’ai déjà écrit dans Algérie, Algérie Que me veux tu ? que je n’avais pas été élevé dans la peur  et dans l’hostilité aux algériens et que j’avais, d’ailleurs, ce faisant, accompli des imprudences que beaucoup auraient qualifiées de folies. Mais ce climat général étant posé, je n’ai pas eu une conscience claire des enjeux et des perspectives historiques. A quel moment ai-je pris  conscience qu’il me faudrait quitter ce pays ? Je n’en ai pas gardé  le souvenir. Dire que j’étais trop jeune n’est sans doute pas une explication suffisante même si la jeunesse a eu son rôle. En réalité j’ai été préservé, protégé, éloigné des passions de l’époque par ma famille qui sentait bien que le drame était là, mais que, comme dans les tragédies antiques il n  y avait rien à faire et que le destin était là, inexorable.
J’entendais également parler souvent, trop souvent, d’attentats, de bombes. Enfin, dans ma dix huitième année, mes parents  me firent interrompre mes études au Lycée Bugeaud à Alger pour les poursuivre à Sétif, loin de l’OAS, cette organisation criminelle et violente qui voulait m’enrôler pour sa funeste et inconséquente besogne. Tout cela m’avait nécessairement marqué et sans doute, plus qu’on aurait pu le penser puisque une crainte diffuse est demeurée tapie au fond de moi.
Mais ces craintes ne m’ont pas empêché de songer à ce voyage de retour.
Une première fois dans les années 80 j’avais envisagé ce voyage que j’avais souhaité faire avec ma mère. J’avais un peu avancé dans la préparation et j’avais même repris contact, à cette occasion, avec une famille de Constantine qui avait été notre voisine dans les années 50. Mais ce voyage ne s’est pas fait. Pourquoi ? Je ne saurais le dire aujourd’hui.
Ce voyage que je ne fis pas m’a conduit à écrire  mon premier livre, Algérie, Algérie Que me veux tu ?  paru en 1999 et il est consacré à l’histoire de ma famille paternelle venue de la Suisse dans les bagages de la Compagnie Genevoise des Colonies Suisses de Sétif, société de colonisation favorisée par Napoléon III qui avait une sorte de dette à l’égard de la Suisse qui l’avait accueilli pendant son exil.
J’ai continué en écrivant sur Camus et son amour de l’Algérie puis  des nouvelles qui avaient également pour thème l’exil et même mon « Tombeau pour mes chiens » m’a donné l’’occasion de me souvenir d’une partie de ma vie en Algérie et de cette période où ma famille a quitté Constantine pour Alger.
Tous mes écrits se rattachent à l’Algérie et disent bien le manque mais, dans le fond, n’ayant vécu que dix huit ans dans ce pays et dix huit ans de guerre, je n’y ai guère voyagé et ce dont je me souviens est, à la vérité, bien limité.
Il faut donc que je vous parle de l’Algérie. Et là c’est toute une histoire. Mon histoire, même si je n’ai vécu que les  18 premières années de ma vie dans ce pays. Pour l’Algérie j’ai eu nostalgie et colère.

A Pau où j’ai vécu l’essentiel de ma vie rien ne me rattache, ni ne me rappelle  l’Algérie et, dans le fond, personne, autour de moi ne sait vraiment combien ce pays  a compté. Pourtant s’il y a une chose à laquelle je n’ai jamais cessé de penser c’est bien à ce pays, à mes aïeux qui y ont vécu et à mes dix huit années de jeunesse.
L’Algérie a été un  grand sujet de ma vie. J’y suis né  et j’y ai passé les dix huit premières années, celle de ma jeunesse et je l’ai quitté en 1962 avec beaucoup d’autres. Il n’y a pas d’année, depuis, ou je n’ai pensé à cette terre. La nostalgie,  avec ses hauts et ses bas et avec sa force  m’a conduit  à écrire.  Plusieurs livres et, dans chacun,  l’Algérie soit comme sujet soit en filigrane. Mon premier livre, celui auquel je tiens le plus  est une recherche sur la présence de ma famille dans ce pays et une réflexion sur les sentiments qui m’ont animés pendant tout ce temps.
Algérie, Algérie Que me veux tu ? J’y renvoie mes lecteurs, ceux qui voudront approfondir et mieux encore me connaître. Dans ce petit livre il y avait une recherche historique celle de ma famille paternelle, suisse d’origine et venue à Sétif dans le cadre d’une société de colonisation, la Compagnie Genevoise des colonies Suisses de Sétif et il y avait aussi une réflexion sur l’ambivalence de mes sentiments.
En effet depuis mon départ de ce pays en 1962 j’ai toujours souhaité y retourner en visite et j’ai toujours remis ce voyage qui, en définitive, ne s’est jamais fait. Pourquoi ? C’est ce que j’ai essayé de rechercher en moi et, aujourd’hui encore, je n’ai pas une réponse claire et définitive. Peut être en raison de ce qu’écrit Albert Camus : « C’est une grande folie et presque toujours châtiée que de revenir sur les lieux qu’on à aimé a vingt ans. »
Ayant quitté ce pays à  dix huit ans je n’ai eu aucun mal à m’adapter à une nouvelle vie et, à l’exception de cette nostalgie, j’ai mené mon chemin à Pau professionnellement et sentimentalement. L’exil qui porte, le plus souvent, en lui l’espoir d’un retour, ce qui n’était pas le cas pour moi m’a conduit à rechercher ce paradis perdu que l’on ne retrouve jamais. Si j’ai séjourné  dans de nombreux endroits, sans m’attacher vraiment à aucun, c’est sans doute  à cause de ce sentiment.
Alors l’Algérie ! Il y a ce que je sais pour l’avoir entendu, pour avoir scruté de vielles photos, ces souvenirs qui n’en sont pas de mes premières années mais une chose est sûre c’est que je me suis ouvert à la lumière, aux odeurs, à la rare végétation, aux paysages de ce pays et cela ne m’a plus quitté. Il y a des odeurs que je ressens parfois à l’évocation de tel ou tel endroit, l’odeur de terre sèche mouillée par une ondée cette odeur qui évoque pour moi le jardin  de la villa que nous habitions à Constantine, l’odeur du jardin de ma grand-mère maternelle au Fondouk dominée par celle des larges feuilles vertes couvertes de poussière des figuiers de barbarie qui formaient la haie du jardin vers l’extérieur. C’est ainsi que je m’explique mes préférences en matière de paysages. J’aime plus la sécheresse que la verdure triomphante, la méditerranée que l’océan, les bois de pins plutôt que les forêts de chênes.
Ces quelques images que j’ai de ma première jeunesse, de mes quatre à cinq premières années  qui me viennent de ce que l’on m’a dit et de quelques photos me rattachent à une ferme sur les hauts plateaux sétifiens, du côté de la commune des Eulma. Cette ferme c’est Guinguette qui appartenait à mon grand père. Quelques photos me donnent a voir une veille bâtisse en pierre avec autour des bâtiments agricoles, tout cela, déjà à l’époque, bien rustique et donnant le sentiment non de l’opulence mais presque de la misère. En tout cas cela n’avait rien de la ferme coloniale, telle que l’on se l’imagine, belle bâtisse à colonnades avec sa terrasse donnant sur  des vergers et de fleurs.
Mon père  a exploité cette ferme pour le compte de son propre père pendant quelques années avant d’intégrer, en raison de mauvaises affaires dans cette propriété, la police judiciaire à Constantine en 1952. J’avais alors huit ans et je n’ai donc passé que quelques années à Guinguette. Je ne crois pas en avoir gardé de souvenirs directs. Ce que je sais de ce passage je le dois au récit familial et à quelques photos et cependant, réminiscence ou récit  deux seules images me demeurent, deux scènes dont je finis par me demander si je les ai vraiment vécues et, si oui, pourquoi elles demeurent dans  ma mémoire alors que tout le reste a disparu.
D’abord paradoxalement une belle scène de neige. Nous sommes dans  une voiture tirée par des chevaux, totalement fermée et nous traversons des paysages de neige pour nous rendre chez l’oncle Marcel dans une autre ferme El Akrich. Je ne vois ni le départ ni l’arrivée. Je sais, j’ignore comment, que c’est Noël et ce voyage dans un paysage féerique pas inhabituel à cette époque dans la région de Sétif m’enchante. C’est peut être parce que c’est une des premières fois que je vois la neige en abondance, calfeutré au fond d’une voiture que cet événement m’a marqué suffisamment pour que plus de soixante ans après je m’en souvienne encore. Depuis j’ai toujours aimé les paysages et les moments de neige à Constantine, à Pau et ailleurs.
La deuxième scène est plus forte et a été plus traumatisante. C’est sans doute pourquoi je l’ai encore en mémoire. Nous étions bien isolés dans cette ferme sur les hauts plateaux. Le premier village qui s’appelait alors Saint Arnaud devait être à une vingtaine de kilomètres. A part quelques douars environnant dont venaient les travailleurs à la ferme il y avait, à certaines époques de l’année des tentes de nomades en poils de chèvres, un peu au loin, dont nous voyions fumer les braseros. Tout cela pour dire que la sécurité devait être un problème et notamment la protection contre le vol de récoltes. C’est ici que j’ai le souvenir qu’un soir, la nuit étant tombée, mon père, probablement alerté m’avait emmené dans sa voiture et qu’il avait fait la chasse a des voleurs en les poursuivant avec sa voiture, tous phares allumés, faisant mine de vouloir les écraser. Ces voleurs couraient devant nous dans les phares en criant et j’en avais été terrorisé, suppliant mon père de s’arrêter. C’est tout. Je ne sais rien de la suite,  seule cette image d’une voiture, phares allumés, poursuivant des personnes me reste en mémoire.
 À y réfléchir elle est assez évocatrice de cette vie que menaient alors dans ce pays les colons riches et moins riches. Une vie dans l’isolement, dans une forme d’insécurité et aussi dans un sentiment de toute puissance,  faisant régner leur justice à leur manière. On critiquera. Mais comment pouvait-il en être autrement ? En était il autrement au far west au temps de la conquête ?

Il me reste donc fort peu de cette courte période de ma vie et, comme la ferme a été détruite pendant la guerre d’indépendance, j’aurai bien du mal à trouver quoi que ce soit si j’y retournais comme j’en ai fait maintes et maintes  fois le projet. Mais laissons cela que j’ai déjà évoqué dans Algérie, Algérie que me veux –tu ?
Enfin pour terminer sur cette époque de ma vie : trois photos qui, elles aussi disent beaucoup. La première est celle de la maison avec sa tonnelle dans laquelle grimpe du chèvrefeuille. Sur cette photo en noir et blanc c’est une masure que l’on voit. Mais autant je garde des odeurs de la maison de ma grand-mère au Fondouk prés d’Alger autant ici cette photo ne me renvoie rien. J’y ai vécu mais tout cela est parti et n’a laissé aucune trace. Les pierres de la maison détruite ont rejoint la nature qui a repris ses droits et, de ce temps là, maintenant que  la plupart des protagonistes sont morts et que mon cerveau n’imprimait pas encore, il ne reste que cette petite photo en noir et blanc avant qu’elle-même ne se perde ou ne se détruise aussi.
Une autre petite photo en noir et blanc : Devant un mur de pierres sèches, assises sur une simple planche en guise de banc, ma mère et Marinette la femme de mon oncle Marcel. Juste devant dans une carriole improbable faite d’une sorte de niche de chien dont on aurait retiré le toit avec deux petites roues à l’arrière et une plus grande devant, ressemblant en plus sophistiqué à ces planches munies de roulement à billes que j’utiliserai, plus tard, à Bellevue, pour descendre à toute vitesse quelques rues de mon quartier.
Enfin une image que j’ai déjà évoquée dans mon livre Algérie, Algérie Que me veux tu ? Je suis installé, à cru, sur une vielle haridelle qui semble avancer à pas très lent, mais suffisamment rapidement pour que ma sœur Simone âgée de trois ou quatre ans nous suive avec difficulté.
Mes parents ayant fait de mauvaises affaires dans cette ferme à la terre si ingrate, mon père s’engagea dans la police judiciaire et fut nommé à Constantine. Voilà que s’ouvre alors la plus belle période de mon enfance, la période du bonheur  qui m’a donné tant d’assurance et d’équilibre pour affronter la vie.
Nous avons habité le quartier de Bellevue supérieur, successivement dans deux villas et la seconde, rue Jules Verne était au pied de l’école Jean Jaurès. Comment ce petit quartier de maisons pavillonnaires, banal, où rien d’exceptionnel ne retient, peut il continuer à me toucher ainsi ? J’ai vécu et je vis dans des lieux  sans commune mesure, beaucoup plus beaux. Mon appartement de Pau ouvre sur la chaîne des Pyrénées, quelquefois enneigées, toujours majestueuses et aux couleurs changeantes. A Venise l’appartement que, j’ai longtemps loué donne sur le Canal de la Giudecca et sur les grands navires qui y passent lentement, porteurs de rêves. A Paris je suis voisin du canal saint Martin.
De même que je ne visite jamais les banlieues des villes où je séjourne personne,  visitant Constantine qui est une ville magnifique, pittoresque, à cheval sur les gorges du Rhumel n’irait visiter Bellevue. Comment expliquer que je pense  encore cependant à ce petit quartier de Bellevue supérieur ?
Oh ! Tout simplement parce que c’est l’endroit où j’ai, sans doute, était le plus heureux, à cet âge où l’on découvre tout et où, aucun souci d’avenir, ne vous encombre encore. Charles Trenet chante que sa jeunesse court dans les sentiers et dans les Pyrénées, moi elle court et virevolte dans les petites rues de ce quartier de Constantine !
On appelait cette partie du quartier les sept tournants car juste au sortir de notre maison se trouvait d’abord la petite placette, bien grand mot pour désigner une simple étendue de terre bordée par un mur au-delà duquel se trouvait un vide de deux ou trois mètres et de nouveau, à l’époque la campagne à perte de vue. Cette placette était le rendez vous de tous les enfants du quartier et de là, partait la rue qui faisait justement sept coude d’où les sept tournants. J’ai encore à l’esprit, sans aucune difficulté, le plan exact et je peux y placer de nombreuses petites maisons et les jeunes camarades, garçons et filles qui les occupaient alors. Les amis de cette époque heureuse je les ai encore en mémoire plus de soixante ans après et j’ai revu en France Philippe avec qui nous faisions les quatre cent coups de notre enfance et j’ai aussi voulu revoir les enfants du Cadi Ben Ameur qui habitait une villa toute proche de la nôtre et c’est une belle histoire qui a ému bien de mes amis et que j’ai racontée dans mon recueil de nouvelles « Retour au pays ».

Comme on le voit l’Algérie n’a jamais été très loin et ce voyage, qu’enfin je me décide à faire ne ressemblera à aucun des  nombreux voyages que j’ai accompli dans ma vie. Jusque là j’allai à la rencontre de paysages, de villes, de sociétés pour les découvrir. Pour celui-ci je vais faire un voyage dans l’espace mais bien plus encore dans le temps. Je vais, comme les saumons de mes Pyrénées, remonter vers mon passé.
Ce voyage va être un test. De mes voyages habituels je reviens, heureux d’avoir vu de nouveaux paysages, parcouru de nouvelles villes, mais je quitte ces pays, sachant que je n’y reviendrai probablement plus, sans tristesse et sans réels regrets. Si, à mon retour d’Algérie, je ressens la même  chose c’est qu’alors le lien qui m’a lié, tant d’années, a cette terre, sera coupé. L’Algérie sera redevenue un pays comme les autres parmi d’autres.
Je suis parti avec l’idée d’un test. Arriverai-je à vivre dans ce pays, à Alger, à Constantine, à Sétif, libre de mes mouvements, pouvant me promener ici et là sans contrainte et s’en être ennuyé d’une manière où d’une autre. Si je parvenais à déambuler dans ces villes comme je l’ai fait tant et tant de fois à Rome, Lisbonne, Venise et évidemment Paris alors l’Algérie deviendra a son tour un lieu de séjour renouvelé où je continuerai un des plaisirs de ma vie la déambulation dans les rues des villes sans but et au gré de mes humeurs.
Ma méconnaissance de l’Algérie d’aujourd’hui et les préjugés que j’avais à l’égard de ce pays, nourris probablement par une information parcellaire, me conduisait à me demander si je pourrai circuler librement et seul. C’était même un critère de la réussite de ce voyage car je n’aime pas beaucoup tout ce qui est trop organisé. S’il me fallait sans cesse l’accompagnement d’un guide, sans liberté réelle d’aller et venir à ma guise, cette contrainte aurait enlevé tout charme au voyage.
J’ai cependant organisé ce périple en recourant à un chauffeur qui me servait de guide, d’interface, qui serait là pour assurer mes déplacements et ma sécurité dont je n’étais pas sûre qu’elle soit totale !
C’est la première fois qu’au cours de mes nombreux voyages je m’en suis remis totalement à quelqu’un au point qu’atterrissant à Alger je ne savais pas quels seraient les hôtels dans lesquels je séjournerai ni le parcours précis que j’allais suivre. Je voulais qu’aucun souci d’intendance ne pollue mes retrouvailles.

Je ne regrette pas ce choix car Hafid, mon guide, a été précieux et d’une compagnie à la fois attentive et discrète. Il a, je crois, participé à mon émotion de retrouver mon pays et a eu à cœur de faciliter ces retrouvailles. Je me suis vite rendu compte que j’aurai pu, sans difficulté, circuler moi-même, librement et en sécurité dans le pays.
J’ai donc eu, tout le temps de ce voyage, deux personnes, mon ami Rachid et mon guide Hafid qui m’ont suivi partout, qui ont participé, avec moi, à la recherche des lieux de mon passé, qui ont partagé, à chaque instant, les émotions qui étaient les miennes à la vue de tous ces endroits de mon enfance et de ma jeunesse. Ils ont, je crois, aimé cette quête du passé à la quelle je me livrai. 

Il s’agira aussi de ne pas se jouer de mots et de dire clairement, sans je ne sais quelle illusion, la déception, l’enthousiasme ou l’indifférence. Oui ce sera l’un de ces trois mots qui pourra résumer ce voyage ou, comme souvent dans la vie un mélange subtilement dosé de ces trois sentiments. Ce sera : « J’y retournerai » ou «  ce n ‘était donc que cela ! »

Ma décision prise j’ai fait deux allers-retours à Bordeaux pour déposer ma demande de visa au Consulat d’Algérie. La nécessité de cette demande m’a fait toucher du doigt que, désormais, l’Algérie était bien pour moi un pays étranger, plus étranger que d’autres puisque je voyage souvent et le plus souvent sans visa. Je le savais mais là les choses sont claires.
Bien sûr je comprends parfaitement que l’Algérie applique la règle de la réciprocité. La France exige des visas quelquefois sans générosité et de manière humiliante , parfois tatillonne et ce pays indépendant fait de même. Comment le lui reprocher ? Mais pourquoi ne pas le dire ? J’aurais aimé que né de parents et de grands parents nés, eux aussi, là bas et y ayant vécu dix huit ans, je puisse y être accueilli sans fanfare bien sûr, mais sans formalité. Mais qu’ont à faire les sentiments personnels, les émotions face à l’histoire et à la politique ?
Alors le visa obtenu j’ai crié « Hourrah ! » sur les réseaux sociaux. Rien ne m’empêche plus de faire ce voyage si longtemps attendu.
Au moment d’organiser ce voyage j’avais envisagé de faire un circuit « Camus » en visitant tous les lieux qui, en Algérie rappellent sa vie : Alger,  son quartier Belcourt, sa « maison devant le monde » ; Tipaza, Djemila…mais c’est aussi, à ce moment même, que j’ai lu l’essai de Stéphane Babey : « Camus, une passion algérienne » et cet auteur m’avait précédé. Il avait, lui aussi, fait ce périple, avait visité les lieux camusiens et les avaient merveilleusement décrits en soulignant ce que ces lieux avaient apporté à l’écriture et à la philosophie de Camus.
Je ne pouvais, dés lors, que renoncer non pas à visiter ces lieux mais à les écrire, au risque de redire, sans doute plus mal, ce qu’il avait si bien dit.

J’ai donc atterri à Alger le 4 mai et comme me l’avait suggéré Hafid nous sommes aussitôt partis vers Sétif. Il y  avait là une certaine logique. Dans le fond Sétif, même si je n’y ai vécu que quelques mois, est le berceau de ma famille paternelle. Là, si je puis dire, où tout a commencé. C’est d’ailleurs Sétif qui faisait l’objet de mon premier livre.
Mais quittant l’aéroport de Maison Blanche, aujourd hui Houari Boumediene, j’ai aperçu, très vite à un croisement de routes le nom de Khemis el Kechna, l’ancien Fondouk, le petit village colonial de ma grand-mère maternelle. Ainsi, en ce tout début de voyage, les deux endroits fondateurs de ma vie se sont trouvés liés un instant et je n’ai pu qu’en être ému.
Arrivé à la tombé de la nuit nous avons aussitôt pris la route pour Sétif où nous sommes arrivés vers minuit. Je n’ai donc rien vu des paysages sauf quelques lumières éclairant des villages dans la campagne. L’autoroute nous a permis un voyage  agréable mais j’ai pensé à la vielle route d’Alger à Sétif qui traversait des paysages magnifiques mais, à l’époque dangereux, et notamment les gorges de Palestro  que j’ai prise un jour de mai 1962 avec mon père pour devenir, quelques mois, pensionnaire au Lycée de Sétif pour fuir le déchainement fou d’Alger.
C’est à ce Lycée, Albertini à l’époque, Kerouani aujourd’hui, que j’ai réservé ma première visite le lendemain matin. En mai 1962, mon père voulant me soustraire aux agissements de l’OAS qui recrutait les jeunes gens à Alger, m’a conduit à Sétif sa ville natale pour que j’y sois pensionnaire au Lycée  que je termine mon année scolaire et que je passe mon second baccalauréat dans des conditions plus paisibles qu’à Alger à cette époque.
J’avais donc passé trois mois dans cet établissement ne sortant que le weck end pour aller chez ma grand-mère au Faubourg des Jardins. Comme je l’ai déjà écrit dans mon premier livre j’avais passé un séjour à la fois, un peu triste, n’ayant pas apprécié ma qualité de pensionnaire mais heureux les week ends  de goûter, pour la première fois, à la liberté loin de mes parents.
Cette visite au lycée était donc chargée de souvenirs mitigés, à la fois tristes et heureux.
Nous avons eu la chance de tomber dans le hall d’entrée sur l’Intendant de ce lycée en discussion avec le proviseur et quand ils ont su ma motivation ils m’ont accompagné tout au long de la visite me faisant redécouvrir les cours, les salles de classe, l’internat ces lieux de ma vie en mai et juin 1962.
Puis ils ont voulu consulter avec moi les vieux registres pour y retrouver ma trace. Nous n’avons  trouvée aucune mention de mon nom, sans doute parcequ’arrivé en fin d’année je fus inscrit à part. Mais j’ai, par contre retrouvé dans les années 1920 la trace de mon père sur une ligne de ces vieux registres et ce fut un moment d’émotion où surgissait, tout à coup, le jeune adolescent que fut mon père dans ce Sétif d’autrefois.
Je dois dire, ici, que ce fut dans tout ce voyage le seul moment de vraie émotion, celle qui empêche pendant quelques instants de parler et qui noie le regard. Pourquoi n’ai-je plus, par la suite, ressenti pareille émotion devant les maisons que nous avions occupées, les écoles que j’ai fréquentées et les cimetières que j’ai aperçus ?
Sans doute parce que, protestant de culture, je maîtrise assez bien mes émotions mais surtout parce que les lieux ainsi visités avaient tellement changés que je ne les reconnaissais pas vraiment. Les lieux étaient là, les pierres subsistaient mais l’âme de ces maisons s’était envolée alors que sur cette  simple ligne d’un registre le nom d’André Ryf faisait remonter toute une histoire.
                   



Après cette visite je suis parti à la recherche de la maison de mon grand père Arnold au faubourg des Jardins, là  même où pendant ces quelques mois du printemps 1962 je passais mes fins de semaine. Demandant mon chemin peu de personnes se souvenaient de ce nom : « faubourg des jardins ». J’ai fini par le trouver et j’ai commencé la descente de la rue  essayant de trouver la maison. Au moment où je repérais la maison voisine, restée tout à fait semblable à ce qu’elle était autrefois, un hasard extraordinaire s’est produit qui me fait douter que le mot hasard soit, ici, approprié. Alors que je demandai à un passant s’il savait où se trouvait la maison de M. Ryf, il prononça le prénom de mon grand père Arnold et il s’avéra que ce passant était le fils d’Amar lequel avait été employé de mon grand père pendant plus de trente ans et avait habité un local situé sous la terrasse de la maison des faubourgs !
Ce prénom de mon grand père prononcé ainsi, là, sur ce trottoir devant sa maison, plus de soixante ans après sa disparition tragique fut un moment émouvant. Voilà donc qu’il n’était pas oublié, ici, à Sétif et cette évocation par le fils d’un de ses employés me laissait à penser qu’il fut un employeur juste et humain et ce simple prénom prononcé dans ces conditions m’a semblé comme une sorte de justice qui lui était rendu.
Nous avons évoqué ce passé lointain en parcourant ce qui restait de la maison. Cet homme qui me renseignait, je l’avais, à coup sûr, croisé, alors qu’il était un enfant et que je passais à dix huit ans mes fins de semaine chez ma grand-mère.
Heureuse rencontre, surgissement inattendu du passé ! Par contre la maison n’était plus ce qu’elle avait été. La petite barrière  devant sa façade sur rue  détruite et remplacée par un haut mur en ciment, non crépi, interdisant tout regard et donnant un aspect blockhaus à ce qui était une façade classique et ouverte sur la rue.
J’ai retrouvé cet enfermement un peu partout dans le pays et, pour moi, cet enfermement est symptomatique d’un mal celui de la peur du regard de l’autre. Je ne suis pas exhibitionniste mais un peu d’air ne fait pas de mal et qu’a-t-on à cacher ainsi ?
Plus grave, la belle et vaste terrasse à l’arrière de la maison a été construite et les pièces qui y ont été édifiées ne sont pas finies comme, hélas, beaucoup de construction dans le pays. La maison qui respirait par sa terrasse ouverte sur le parc en est défigurée et est devenue, j’ose le mot, une sorte de taudis. Enfin le grand parc qui s’étalait en pente douce sous la terrasse  rempli, à l’époque d’arbres et de fleurs a disparu pour laisser place à une école et il n y a donc plus derrière la maison qu’un tout petit espace d’a peine un mètre et bordé ,ici encore par un  haut mur de ciment.
J’avais sur moi une veille photo en couleurs sur laquelle une partie de la famille, autour de mon Grand père Arnold, se tenait sous un arbre  au milieu d’une terre herbeuse par endroits, fleurie et elle me permettait de mesurer le désastre.
La belle maison que j’avais dans mon souvenir et dans laquelle la famille a tant de souvenirs n’était plus qu’une sorte de taudis triste et sans charme.
Face a un tel spectacle, assez désolant, il n y a pas vraiment d’émotion mais plutôt une sorte de regret et le constat que tout est bien fini !
Heureusement que la rencontre avec le fils d’Amar a, en quelque sorte, sauvé cette visite qui n’aurait été, sans cela, que désolation.
                  


Quittant le Faubourg des jardins qui ne mérite plus son nom nous sommes partis à la recherche des locaux de la Compagnie genevoise des Colonies Suisses de Sétif dont mon arrière grand père Gottlieb et mon grand père Arnold furent les Directeurs pendant des années et dont j’ai raconté l’histoire dans mon premier livre. Qui connaît aujourd’hui à  Sétif l’histoire, pourtant importante même si elle est controversée, de cette Compagnie de colonisation ? Je crains que plus personne et surtout aucun jeune ne sache ce que cette Compagnie et donc mon arrière grand père Gottlieb et son fils Arnold ont apporté à l’agriculture dans cette région d’Algérie.  Les locaux de la Compagnie se trouvent sur le même axe mais à l’opposé, après avoir traversé le centre ville et ses arcades.
Ce grand bâtiment avec son jardin et, accolés à lui, de grands silos à grains qui montrent la puissance de cette société suisse, sont restés, eux, en l’état et bénéficient d’un entretien convenable. Je suis entré avec émotion dans le hall sur la droite duquel était le bureau de mon grand père. Le hall et les escaliers sont de belles proportions et  conduisent aux appartements de l’étage. Rien n’a changé et même si je ne suis pas entré dans les appartements qu’occupait ma famille il m’a été facile de repenser, notamment aux Noëls qu’enfant nous avons passé là dans la fébrilité de l’attente au milieu de nos cousins ! Cependant ces locaux, restés dans leur jus m’ont moins marqué que les nombreux papiers que j’ai, en son temps, consulté aux Archives de Genève pour écrire mon premier livre. Ces vieux papiers, ces rapports quasi quotidiens qu’envoyaient mon arrière Grand Père Gottlieb et mon Grand Père Arnold au siège de la Compagnie à Genève étaient beaucoup plus évocateurs de la vie de mes aïeux que ces murs qu’ils ont connus.
Derrière, dans le jardin j’ai aperçu le premier étage du bâtiment, parcouru tout au long par un balcon. Les volets étaient fermés mais je revoyais clairement, là, derrière ces volets, le grand salon et le seul souvenir qui lui était rattaché, un soir de noël avec le grand sapin trônant dans la pièce, tout garni de boules , d’étoiles, de lampes multicolores et de fils scintillants, sapin très haut et très beau qui devait rappeler à mes aïeux leur Suisse ancestrale !
J’avais trouvé, ce noël là, perdu aujourd’hui dans la chronologie, une petite locomotive a vapeur qui fonctionnait après qu’on eût chauffé l’eau de sa citerne avec de l’alcool à brûler.
Là encore derrière ces volets fermés se trouvait une chambre dans laquelle, ce noël là encore, j avais été consigné avec ma sœur, mon frère et quelques cousins en attendant dans la fébrilité le signal libérateur qui nous permettrait d’atteindre le pied du sapin et les cadeaux du père Noël. J’aurais voulu visiter cet appartement mais je n’ai pas osé  en faire la demande et je me suis dit qu’il n’était pas mauvais que je garde encore quelques mystères !
Se dressait aussi la fameuse tour dont j’avais gardé un souvenir de terreur, après qu’enfant, seul ou avec d’autres j’avais monté les marches jusqu’à son sommet. En réalité cette tour, pas très haute, je me demandais en la voyant comment elle avait pu m’inspirer cette peur. Et désormais ce souvenir d’une peur enfantine avait disparu. Là encore  j’avais vu et s’en était fini des imaginations.
Décidément restés en l’état ou complètement modifiés ces vieux murs m’ont laissé assez indifférent.       




Et il en sera de même du vieil Hôtel de France que j’ai recherché car c’est là qu’en 1964 est mort mon Grand Oncle Emile, seul, toute sa famille ayant quitté l’Algérie en 1962. Âgé il avait voulu demeurer à Sétif et ne recevait la visite dans sa chambre d’hôtel que de quelques amis encore là et d’un jeune coopérant qui s’était pris de sympathie pour ce vieillard abandonné.
Lui qui avait été riche, qui avait possédé le joli domaine de Bir Oumada avait tout perdu mais demeurait attaché a ce coin de l’Algérie qui l’avait vu naître et qu’il avait aimé. Il ne se voyait pas, à son âge, d’avenir en France et je ne peux que le comprendre. Mon père en 1963 au cours d’un bref séjour à Sétif lui avait rendu visite et correspondait avec lui.
En quittant les locaux de la Compagnie qui furent construits par mon arrière grand père, à quelques centaines de mètres sur le trottoir d’en face, le temple protestant m’apparut, aujourd’hui transformé en mosquée. Le temple a été conservé et l’on en voit encore les contours et la toiture de tuiles rouges mais il a été prolongé par un bâtiment qui l’entoure complètement. C’est donc dans ce temple devenu la mosquée Bilal que plusieurs générations de Ryf ont participé au culte.  
Voilà que j’avais revu l’ensemble des lieux, peu nombreux en vérité, qui me rattachaient à Sétif. Il me restait à voir si possible le cimetière.
J’ai l’habitude, depuis longtemps et cette habitude je la tiens de mon père, de visiter, dans les villes où je passe, les cimetières. J’ai ainsi médité sur la vanité du monde dans le petit cimetière de Ménerbes, au bout du village  qui domine le château de Nicolas de Staël dans le Vaucluse, dans l’île de San Micchele à Venise, dans le vieux cimetière près de la tombe de Serge  Diaghilev et d’Igor Stravinsky, au père Lachaise, dans le cimetière marin d’Hammamet, à Pau, bien sûr, au Jellez à Tunis où les milliers de tombes blanches montent à l’assaut de la vaste colline vers le mausolée de Lalla Manoubia, la sainte patronne de la ville, cette princesse…, et dans bien d’autres encore comme ce cimetière a catholico à Rome havre de paix et de fraicheur, parc propice à la méditation.
Il y avait des moments pour ces visites.
J’aimais aller, dans la matinée à San Michelle. Le vaporetto qui m’y menait se remplissait, peu à peu, de vieilles vénitiennes, les bras chargés de bouquets et de pots de fleurs qu’elles allaient déposer sur la tombe de leurs proches.
Ma visite finie, après un dernier tour dans le cloître de la vieille église, le vaporetto me reconduisait vers les vivants et, assis à une terrasse de la Fondamenta Nuove, le café ou un spritz, s’il était plus tard, avait, tout à coup, un goût d’élixir de vie.
Au Jellez, il faut aller tôt le matin, quand l’air est encore frais de la nuit et que le soleil commence à peine à monter dans le ciel. La lumière est, alors, belle , très douce et l’on sait que s’annonce une journée ensoleillée.
 A Menerbes, j’aimais y aller alors que la nuit était déjà tombée, que, dans la plaine que domine le cimetière,  s’allumaient petit à petit les lumières de Gordes, Robion   concurrencées par les étoiles dans le ciel.
Dans ce décor de vielles tombes délabrées, au milieu d’herbes folles, le cimetière prenait un aspect fantomatique et l’on était pris de la légère crainte, irréfléchie, qu’un revenant nous frôle tout à coup.
A Hammamet, après les remparts où se trouvent les si belles maisons blanches, la promenade se poursuit le long de la plage et du cimetière. C’est un endroit agréable au coucher du soleil et c’est là que les jeunes amoureux se font des serments pour l’éternité, la vie côtoyant la mort !

Après donc tous ces cimetières visités il me fallait voir celui de Sétif. Je ne l’avais jamais visité  du temps de ma présence en Algérie. Pourquoi ai-je ressenti le besoin de visiter ce cimetière comme je souhaiterai aussi, lorsque je serai à Alger, rendre visite à celui du Fondouk ?
La réponse n’est pas simple car je ne crois pas à une survie quelconque et, pour moi, rien ne subsiste que cendres et poussières. J’aime assez cette phrase que Chateaubriand déclare avoir découverte sur un tombeau romain : « Hic jacet cinis et pulvis et nihil »  Ici repose des cendres, de la poussière et rien.
Au surplus ce cimetière de Sétif  ne contient que de vieux morts inconnus de moi. Comme les lecteurs de mon premier livre le savent mon Grand père Arnold et mon oncle Marcel ont été assassinés par l’ALN en 1957 et sont demeurés sans sépulture dans la campagne Sétifienne. Je sais à peu prés où puisque mon père, officier de Police judiciaire, avait reçu d’un de ses collègues le PV d’arrestation et d’exécution de mes parents trouvé sur un combattant abattu.
Nous l’avions appris également par un colon habitant la ferme prés du Djebel Youssef   et qui avait écrit à mon père :
« Nos employés nous ont dit il y a deux personnes tués là bas et comme nous avions appris à ce moment la disparition de votre père et de votre frère nous avons pensé que c’étaient eux mais nous n’avons pas osé y aller…. »
Ce que je me suis toujours demandé c’est pourquoi ils n’avaient pas alerté les autorités ce qui aurait permis de donner une sépulture à mes parents. Passons ,les temps étaient si troublés.

Reposent donc dans ce cimetière ma Grand-mère  Reine Deschamps, la première épouse d’Arnold. Sa disparition  fut un drame pour mon père encore très jeune  qui refusa le remariage de son père. Il en a écrit une nouvelle parue  en 1941   : « Le défaut de la cuirasse »
Sont là aussi  ceux que l’on appelait les « argentins » issus de Gottlieb le fils ainé de mon arrière grand père  qui, à la suite d’une brouille avec son père, alla chercher fortune en Amérique du sud. Je n’ai connu aucun de ces « argentins » et, assez peu, leurs descendants.
Ce cimetière ne me révélera donc, au mieux, que des noms inscrits sur des tombes !
Et pourtant je souhaitais vraiment le voir, aller visiter ces vieux morts oubliés. Outre les tombes ou tombeaux des Ryf j’aurai cherché, aussi, la tombe de la famille Grosso et c’est une histoire singulière.
Lorsque j’ai publié en 1999 Algérie, Algérie que me veux-tu ? J’ai reçu quelques lettres émouvantes d’ancien d’Algérie que mon livre avait émus et qui me disaient des bribes de leur propre histoire.
Parmi ces lettres, celle d’une vielle dame à l’époque, madame Grosso qui évoquait sa vie à Sétif et la grande amitié qui avait lié autrefois son mari et mon grand oncle Emile. Deux êtres très dissemblables m’écrivait-elle. L’un grand, mince et élancé, souvent vêtu de blanc, le casque colonial sur la tête l’autre petit, plus rond, l’un riche l’autre simple artisan mais qui s’entendaient très bien et avaient, tous deux, la passion des longues marches dans la campagne autour de Sétif.
Emile perdit, un jour, son ami et en demeura inconsolable. Il fit promettre à la famille d’être enterré dans le tombeau des Grosso aux côtés de son ami. Voilà pourquoi en 1964 lorsqu’il mourut, seul dans sa chambre de l’Hôtel de France dans un Sétif presqu’entièrement déserté par ses habitants européens, il fut inhumé, selon son vœu, dans le tombeau des Grosso.
Je m’y suis pris à deux fois pour tenter de visiter ces tombes et rien n’a été possible. J’avais envisagé si j’avais pu accéder au cimetière de déposer quelques fleurs sur les tombeaux des Ryf, de Grosso et, sans doute  ici et là, sur des tombeaux dont les noms auraient évoqués pour moi ce lointain passé, ce monde fini. Cela aurait évoqué la dernière scène poignante de « Quand passent les cigognes » ! La belle actrice, Tatiana Samoilova est sur le quai de la gare de Moscou et un train  déverse son flot de jeunes soldats qui rentrent de la guerre. Elle apprend que son fiancé, lui, ne reviendra pas. On la voit alors distribuer, une à une, les fleurs du bouquet  qu’elle lui destinait aux jeunes soldats et à leurs familles en liesse.
Je n’ai distribué aucune fleur. Les deux fois où j’ai tenté ma visite les grilles sont demeurées fermées. J’ai fait le tour du cimetière le long d’un haut mur vieilli et un peu crasseux où l’on voit seulement les cyprès vert sombre qui dépassent. Le grand portail métallique  noir était fermé par une chaîne et, à travers un tout petit trou au niveau de la serrure j’ai aperçu la grande allée bordée de cyprès et quelques tombeaux qui m’ont paru bien entretenus. J’ai ressenti une frustration. Être là, si prés et ne pouvoir saluer mes vieux morts !
Il y avait aussi un chien derrière le portail dont je n’ai vu que le petit bout de la truffe de son museau  à qui le gardien pour vaquer a d’autres occupations avait confié le soin de veiller sur ce lieu.
Ah !mes vieux morts de Sétif vous vous êtes ligués avec la source d’Ain Fouraa dont on dit que si l’on boit de son eau, on revient à Sétif et j’en ai bu ! Peut être, en effet, dans les années qui me restent l’envie me viendra t elle de venir vous voir ! Vous êtes bien seuls depuis si longtemps ! Les ondes du souvenir doivent vous parvenir mais leurs intensités diminuent d’année en année et vous allez entrer, comme c’est le lot de chacun, dans des millénaires d’oubli.
Et toi, petit chien dont je n’ai vu que le bout du museau veille sur leur repos. Oh, tu n’auras pas beaucoup de travail car les quelques habitants de Sétif que j’ai rencontré  dans mes déambulations se sont montrés amicaux et chaleureux et ne feront jamais rien contre ce lieu de mémoire. Demeurez donc en paix mes vieux morts de Sétif. Peut être avez-vous senti ma présence qui tournait autour de ce haut mur.
J’ai donc quitté Sétif sur cette frustration car je suis passé pour une dernière tentative  au cimetière le matin même de mon départ pour Constantine.




La route qui nous  conduit vers l’antique Cirta est belle et j’ai admiré cette campagne où les blés commençaient à jaunir, les champs de coquelicots, les mauves ici et là, les boutons d’or et autres fleurs des champs, les montagnes, un peu bleue, des Babor dans le lointain. J’essayai du regard  d’imaginer, car j’étais incapable de les situer, dans cette campagne les fermes de la famille : Guinguette où j’ai vécu mes premières années, El Ackrich la ferme de l’oncle Marcel, Bir Oumada celle de l’oncle Emile. Je m’étais, à un moment, posé la question d’aller sur place mais, sachant que ces fermes avaient été détruites  au moment de la guerre, j’y ai renoncé.
Qu’aurai je trouvé ? Des pierres amoncelées, des restes de bâtiments, des toitures de tuiles rouges défoncées et la campagne, tout ce que je vois a travers les vitres de la voiture. Moins encore que les pauvres restes que j’ai trouvé à Sétif. Inutile.
Mes compagnons de voyage pensent que je contemple la beauté de ce paysage, si verdoyant et fleuri en cette période. Ils admirent aussi. Je scrute au loin les montagnes bleutées. Je cherche des yeux. Peut être cette montagne là ou celle-ci est elle le Djebel Youssef au pied duquel mon grand père et mon oncle ont été tués...
Cette visite à Sétif, tant espérée pendant des années, se termine donc d’une manière un peu triste malgré quelques contacts humains chaleureux et, cette ville n’ayant guère d’attrait touristique, je me disais, au fond de ma voiture, que c’était probablement la dernière fois que mes yeux voyaient ces paysages, que plus jamais mes pas me ramèneraient dans cette partie du pays. Cependant tout en pensant et en écrivant cela je me dis qu’il ne faut jamais jurer de rien et que, peut être, un jour j’aurai encore envie de revoir ces hauts plateaux et l’antique Sitifis des romains ! Sait-on, en effet, comment fonctionne la mémoire et le désir ?

Pour Constantine mes attentes étaient encore plus grandes.
Si Sétif est le berceau de ma famille paternelle et qu’une partie de notre histoire s’est écrite là je n’y ai que très peu vécu, quelques mois à peine.
Constantine par contre c’est mon enfance et mon adolescence. J’y suis arrivé en 1952 et j’ai quitté  cette ville pour Alger en 1959. Sept ans donc mais sept ans à ce moment fondateur de l’existence : l’école, les amitiés d’enfance, les jeux et l’insouciance, ces moments que l’on n’oublie jamais lorsqu’ ils ont été, comme cela a été le cas pour moi, heureux et sans nuages. Constantine c’est le cœur de ce pèlerinage.
Ma géographie personnelle de cette ville était bien présente dans mes souvenirs et j’ai retrouvé quasiment intacts tous ces lieux où, enfant puis jeune adolescent j’ai déambulé. La ville s’est considérablement agrandie et modernisée. Des ponts nouveaux dans cette ville qui en comptait déjà beaucoup ont été construits, un tramway a remplacé les vieux trolleybus de mon enfance, des téléphériques ont même été construits  pour relier un côté des gorges à l’autre, mais le centre et le quartier Bellevue où nous habitions n’ont guère changé ou si peu.
A peine arrivé à mon hôtel j’ai été accueilli par Lazare que j’avais quitté en 1959 alors qu’il devait avoir six ou sept ans et que j’ai retrouvé avec plaisir plus de cinquante après !
Il est vrai qu’avec les enfants de cette famille, nos voisins à Bellevue, je n’ai jamais vraiment rompu le lien. Lorsque en 1980 j’ai songé une première fois a faire ce voyage j’avais repris contact avec le père de famille. Mon père lui-même avait correspondu avec eux après notre arrivée en France. Puis le temps s’était écoulé et j’ai renoué avec Mounira la sœur aînée, celle qui faisait partie de notre bande à Bellevue grâce à internet et j’ai raconté ces retrouvailles dans une nouvelle que j’ai publiée en 2004.
Avec Mounira il ya quelques années et avec Lazare cela aurait pu ne pas accrocher, nous aurions pu devenir des étrangers tant le temps avait coulé. Et bien non. Nous avons repris notre dialogue comme si la séparation datait d’hier.
C’est donc en compagnie de Lazare que j’ai effectué ce matin de mon arrivée le trajet qui me menait, jeune lycéen, à mon Lycée d’Aumale aujourd’hui  Reda Hohou. Le trolleybus me déposait Place de la Brèche, vaste esplanade, située à l’endroit où les français  percèrent les défenses des constantinois après un siège difficile. Pour moi cette Place me rappelait  la promenade que mes parents nous faisaient faire de temps en temps et où notre plaisir était de prendre un cornet de glace. C’était aussi de là que je partais le matin pour le Lycée en empruntant la petite rue Caraman. C’est elle que j’ai donc repris, ce matin là avec Lazare et plus de cinquante après !
Elle n’a guère changé et conduit, à son bout, à l’emplacement de mon lycée au bord des gorges du Rhumel.  Au bout de la rue la vue s’ouvre sur un paysage à la fois sauvage et grandiose que les hommes ont dompté. Des gorges profondes, superbes, se dressent devant nous et d’un côté la passerelle sidi M’Cid, pont suspendu, que nous empruntions, enfants, avec effroi car elle bouge légèrement lorsqu’il y a un peu de vent. Sur les hauteurs, derrière cette passerelle le monument aux morts, entouré d’un bouquet d’arbres,  domine ce paysage magnifique et la vue depuis cet endroit est encore plus époustouflante. Sur la droite du monument tout le secteur de l’hôpital.
Je monte aussitôt vers la placette devant le lycée qui domine les gorges et où nous attendions, le matin, par tous les temps, l’ouverture des portes. Nous sommes un vendredi jour férié en Algérie et il n y a aucun élève. Seul le gardien  est sur le pas de la porte et nous discutons pendant qu’il me laisse entrer dans la première cour de ce  lycée que mon père a, aussi, fréquenté. Je retrouve ce lieu, lui, totalement inchangé avec le seul regret de ne pas y avoir vu la vie animée et bruyante avec ses élèves, dans le fond pas si dissemblables de celui que j’ai été naguère.
Je vois aussi l’emplacement juste à la sortie de la passerelle où mon père garait sa voiture lorsqu’il venait me chercher. Il se garait derrière la voiture, une très belle Facel Vega de Madame Bel, la mère d’un condisciple  que j’ai retrouvé, bien des années après à Paris. Cette femme, algérienne, qui avait épousé un français à une époque où cela était assez mal vu,  était une lettrée, pratiquant encore,  à notre époque, le latin et le grec et m’intriguait.  J’ai eu, un moment l’envie d’écrire une nouvelle. Je me suis contenté d’en écrire le titre : « La dame du pont suspendu »  et cela n’a pas été plus loin.
 Nous contournons ensuite la ville par la route en corniche qui part du lycée et qui, a travers tunnel et mirador sur la campagne au bas du rocher parvient jusqu’à la place de la brèche en permettant des vues somptueuses qui, ce jour là, par un temps ensoleillé, étaient un magnifique cadeau de bienvenue.                        






Lazare nous a, ensuite, invités à un déjeuner chez lui avec sa famille et nous avons pu, à loisir, évoquer nos souvenirs d’il y a plus de cinquante ans mais aussi l’Emir Abdelkader dont j’admire la personnalité, qui a donné son nom à une grande mosquée pas très loin de Bellevue et dont la famille maternelle de Lazare est issue.  
Le déjeuner terminé Lazare m’a conduit à Bellevue Supérieur dans ce quartier des sept tournants où s’est déroulée mon enfance. Ce quartier n’a guère changé ou si peu. Il a seulement vieilli. Ses murs sont plus ternes, plus gris, plus abîmés. On a visiblement renoncé à l’entretien. Quelques coups de peinture, des clôtures un peu moins hautes qui empêchent le regard et j’aurai retrouvé ce quartier intact. Je l’ai parcouru avec fébrilité. Ce quartier, au temps de mon enfance était au bout de la ville et les dernières maisons donnaient sur la campagne qui s’étendait au loin, champs, collines et voilà que ce qui était, pour le jeune garçon que j’étais le bout du monde s’ouvre aujourd’hui sur une zone urbanisée qui a repoussé loin la campagne. Voilà donc mon « Bellevue » inséré dans la ville et devant moi cinquante ans de constructions ! Au-delà de Bellevue nous avons visité la mosquée Emir Abdelkader, joli monument  dont l’esplanade domine une vaste étendue  qui a été édifiée sur ce qui était de mon temps la campagne et qui a été gagné par la ville.
Chaque maison dans ce quartier –et elles sont restées presque toutes les mêmes- évoque des visages, des moments et des vies. Celle de la rue Jules Verne, face à l’école Jean Jaurès est restée identique et sans y entrer je peux situer la cuisine, le salon, et les chambres. Elle s’est seulement, comme beaucoup d’autres clôturées davantage.
A côté, par contre la maison qui touchait à la notre, séparée seulement par un mur  où vivait mon ami Philippe et où se trouvait également le siège de la DST dont son père était commissaire, a été complètement détruite et une autre maison plus grande, plus prétentieuse, d’une architecture jurant avec les petites maisons des années cinquante de ce quartier,  a été édifiée. Je le dirai à Philippe et il verra les photos. Lazare  me dit que, à peine terminée son propriétaire est décédé et qu’elle n’a jamais été occupée. Si je croyais à la pensée magique j’y verrai une malédiction ! J’y ai pensé tout de même puisque l’idée m’en est venue. En descendant le petit appartement avec sa terrasse, aujourd’hui disparue, qu’occupait mademoiselle Riban ma première institutrice.
Un peu plus loin la villa où résidaient deux sœurs, apparemment sans mari et qui élevaient un jeune garçon, toujours dans leurs jupes et un peu efféminé. Pendant quelques mois ces dames  aux chignons très blonds me conduisaient avec ce garçon au Lycée. Le souvenir que j’en garde est le froid sibérien qui me frigorifiait et me faisait me recroqueviller au fond  de la voiture. Oui c’est bien à Constantine que j’ai connu les froids les plus intenses ! Les maisons, à l’époque  dans ce pays n’étaient pas équipées de chauffage et j’ai le souvenir  que nous nous tenions par les jours d’hiver autour du poêle à bois dans la petite salle à manger et que, au moment du coucher, lorsqu’ il fallait monter dans les chambres nous quittions ce petit coin  chauffé pour des chambres  et des draps glacés.
Juste à côté la villa des Blanchard, le père marchand de meubles avait son magasin dans la rue  Rohault de Fleury sous les arcades. Vivaient là Joëlle l’aînée âgée de 12 ans et la cadette Marie-Thérèse d’une dizaine d’années. Joëlle fut mon premier amour ! Elle et sa sœur nageaient régulièrement à la piscine de Sidi M’Cid au bas des gorges.
Plus bas encore, dans un des tournants du quartier, voici le garage où mon père garait sa voiture Peugeot et d’où, un jour, pris par je ne sais quelle idée j’avais sorti la voiture et fais quelques tours dans le quartier ! J’avais  quatorze ans. Je ressens encore la tension du moment, tout entier concentré sur la conduite, très lente, de cette voiture les mains crispées sur le volant et les pédales d’accélérateur et de freins. Un rêve pour le jeune garçon que j’étais passionné d’automobiles mais un rêve qui s’est terminé par une sérieuse réprimande, mon père ayant été aussitôt et presque instantanément informé par le téléphone arabe du quartier !
Une rue plus loin voici le garage d’une maison dont j’ai complètement oublié les habitants et dans lequel, avec ma petite bande nous avons répété et joué quelques scènes des Plaideurs de Racine. Il me semble me souvenir que j’avais été à l’origine de cette initiative. Je devais avoir étudié les plaideurs en 5° à mon lycée d’Aumale. Affublés de costumes de juges et d’avocats, confectionnés dans des chutes de tissus trouvés dans nos familles et cousus par les mères nous devions avoir fière allure !
Je relis, au moment où j’écris ces lignes les plaideurs de racine pour essayer d’y trouver les quelques scènes que nous avions choisies. Amusement enfantin classique mais le théâtre et le thème des plaideurs n’ont-ils pas eu leur rôle, modeste sans doute, dans le choix de mon métier d’avocat où le théâtre n’est jamais bien loin ! Qui peut le dire ? Ce fut ma première expérience théâtrale. Dans la seconde, plus âgé, à la faculté de Droit de Pau je fus un Inquisiteur dans l’Alouette de Jean Anouilh, un rôle de procureur de mauvaise foi où j’avais fait preuve, paraît il, d’un certain talent en harcelant la pauvre Jeanne de ma voix métallique.
Mais voilà qu’ à partir d’un simple garage dans une villa de Constantine me revient aussi d’avoir été l’acteur d’un film amateur, réalisé par mon ami Michel à Alger dans les années soixante. Il m’a envoyé, il y a peu, une copie numérisée de ce petit film qui me semble être, le son ayant complètement disparu, une histoire d’amour tragique ! Ce film a été tourné chez Michel a Saint Eugène aujourd’hui Bolognine avec son cimetière et au dessus Madame l’Afrique si chère à Jules Roy.
Là, enfin, au bout du quartier de l’époque, le club de pétanque où enfants nous allions en bande agacer le gardien avec mon chien Banko comme je l’ai raconté dans Tombeaux pour mes chiens !
Oui, ce quartier n’a guère changé, il a vieilli comme moi ! Je l’ai visité un vendredi (le dimanche de là bas) et je l’ai trouvé un peu triste, manquant d’enfants dans les rues. S’amusent ils et font ils autant de bêtises que nous en faisions à l’époque dans ces rues ? Sans doute.




A la nuit tombée j’ai parcouru d’autres quartiers : l’ancien Saint Jean, Les Pyramides, la rue Rohault de Fleury et ses arcades et je suis passé tout prés de la prison de Constantine. C’est un lieu, aujourd’hui très protégé mais j’ai pu apercevoir l’entrée du Bâtiment. Il évoquait pour moi l’endroit où mon père a exercé son activité d’inspecteur de l’identité judiciaire pendant tout le temps où nous avons habité Constantine. J’ai une veille photo où nous sommes, mon frère et moi, dans le bureau au milieu de casiers de fiches anthropométriques, d’appareils de photos, de fichiers divers. Tout cela évoque un monde disparu et l’identification judiciaire a fait, on le sait, des progrès immenses avec l’informatique et l’ADN. Le local que j’évoque rappelait plutôt le XIX° siècle et une étude de notaire du temps de Balzac !
Enfin j’ai voulu finir ma dernière soirée en reprenant la rue Caraman jusqu’au Lycée mais en redescendant, cette fois, par le chemin que je prenais quelques fois pour rentrer, le long des gorges vers  le quartier El Kantara, vers la gare, la passerelle Perrégaux et le pont Sidi Rached.
Beau parcours avec les ponts illuminés et les lumières des quartiers au loin.
Depuis le lycée, la descente le long des gorges vers le pont et le quartier d’El Kantara m’a rappelé un de mes itinéraires à la sortie du lycée. Habitait dans ce quartier un élève, petit et un peu corpulent, Tanit, qu’avec la légèreté et la cruauté de nos âges nous avions affublé du surnom de « Tanita la grosse » que nous chantions devant lui sur l’air des lampions , peut être parce que nous avions entendu parler en classe de la déesse Tanit ! Qu’est devenu le jeune Tanit objet de nos tourments ? J’ai une pensée pour lui en traversant le pont d’El Kantara.
Au bout du pont à droite la gare avec devant son entrée la statue de l’Empereur Constantin qui a donné son nom à la ville. C’est très exactement là que je prenais mon tramway pour rentrer à Bellevue Supérieur.
A la sortie du pont  se développant sur la gauche le quartier d’El Kantara avec l’Hôpital et un peu plus loin le célèbre monument aux morts, édifié sur un piton et d’où se déploie la plus belle vue sur la ville.
J’ai continué vers le pont Sidi Rached, un des emblèmes de Constantine mais, avant, j’ai fait un petit détour. Je ne pouvais manquer, en effet, la passerelle Perregaux, pont suspendu piétonnier sur les gorges avec sa tour, jouxtant la Medersa de Constantine, par laquelle, soit par l’ascenseur soit par les escaliers, on rejoint le centre ville.
J’ai quitté Constantine heureux d’avoir revu à peu prés tous mes lieux de mémoire et admiratif de cette ville si pittoresque où il me sera agréable de revenir en touriste maintenant que j’ai fait le deuil, enfin, de mon passé. Passer deux jours dans le magnifique hôtel Cirta, en train d’être rénové lors de mon passage, me conviendrait  assez, en effet et Constantine est une ville si pittoresque  qu’elle mérite, sans nulle doute la visite des touristes.
Mon guide m’a, le lendemain, fait une belle surprise. Alors que nous devions, en principe, gagner Alger par l’autoroute, il a décidé de nous faire faire un détour par la côte. Nous avons donc pris la direction de Jijel par une campagne, magnifique en ce mois de mai, et de Jijel nous avons longé la côte très découpée, avec des points de vue absolument superbe jusqu’à Béjaia.
Lorsqu’enfant   nous vivions à Constantine nous allions  quelques dimanche d’été à Philippeville l’actuelle Skikda et je me souviens de ces retours par une route assez tortueuse, assommés de soleil et de mer, fatigués mais des rêves de mer plein la tête.
Cette fois-ci nous avons laissé Skikda et la centaine de kilomètres entre Jijel et Béjaia est, sans conteste, la plus belle partie de la côte algérienne, une côte dont la beauté n’a rien à envier à la côte napolitaine ou à certaines parties des côtes grecques. C’est  là que j’ai le plus regretté le visible sous équipement touristique de ce pays dont je n’arrive pas à comprendre comment il peut, à ce point, négliger le potentiel dont il dispose. Ici tout en admirant ces paysages maritimes sous le soleil et avec une mer d’un bleu et d’une clarté qui appelait à la baignade nous n’avons pas cessé de faire crépiter notre appareil  photos ne pouvant laisser sans trace ces moments privilégiés.
Des noms évocateurs de vacances anciennes me sont revenus à l’esprit au passage de ces
lieux : Les Aftis , Tichy et ,à un moment sur la route j’ai aperçu sur la hauteur une arche
dans le rocher : Cap Aokas. Cet endroit a retenu mon attention car j’ai dans mes vielles
photos celle prise ,il y a longtemps , où mon père, jeune homme se tient devant cet  arc
rocheux où figure une plauqe indiquant : Cap Aokas.
Après Mansouria et Béjaia nous avons attaqué la montagne kabyle et sa beauté sauvage. J’ai pensé alors aux très belles pages d’Albert Camus, dans  ses articles d’Alger républicain, consacrés à la « Misère en Kabylie » et dans lesquelles il a su montrer la beauté de ces villages perchés, au milieu d’une végétation arborée et luxuriante. Cependant à l’époque où il écrivait ces lignes il était surtout frappé par la misère du peuple Kabyle et il notait superbement que cette pauvreté et cette misère « jetait comme un interdit sur la beauté du monde ».
Cette partie touristique du voyage m’a permis de constater en le déplorant que l’Algérie ne s’est pas vraiment ouverte au tourisme. Sur cette magnifique route parcourue donnant sur des paysages sublimes j’aurai aimé trouver, ici et là, quelques  belles terrasses de café ou de restaurant, de beaux hôtels alors que je n’ai rencontré que de pauvres gargotes sans charme. Il est vrai que, par ailleurs, cette situation a permis de préserver une nature superbe, de ne pas  défigurer cette côte comme l’ont été certaines côtes d’Espagne, d’Italie ou de Tunisie. N’y a t il vraiment aucune solution moyenne ? Ne peut-on créer des infrastructures se fondant harmonieusement dans le paysage. Il est probable qu’ouvrir c’est aussi ouvrir à la pression touristique et à du gâchis.

Puis ce fut l’arrivée à Alger par la route moutonnière dont j’ai longtemps cru que ce nom venait des moutons que forme la mer lorsqu’elle est un peu agitée. Le nom vient plus prosaïquement et plus cruellement des moutons qui prenaient ce même chemin, il y a bien, longtemps, pour aller vers l’abattoir !
La ville a aménagé les bords de mer et aujourd’hui une  longue promenade borde la plage des sablettes que Camus fréquentait dans sa jeunesse. Un peu avant Hussein-dey la construction d’une très grande mosquée est en train de s’achever. On sait que ces pays luttent pour être celui qui aura le plus grand édifice religieux. Cela n’a rien à voir avec une foi sincère mais plutôt avec l’ostentation, la compétition imbécile et en fin de compte avec la politique. Je suis bien certain que Dieu, s’il existe, n’en demande pas tant et juge les cœurs plutôt que la masse de béton ! Enfin ! Cela ne me regarde pas. Passons.
Comme je l’ai dit je suis arrivé dans ce pays sans connaître le détail de ce voyage. Je m’en suis remis à mon organisateur. Je me suis abandonné, ouvert à toutes les surprises et prêt  à tous les désagréments. Je voulais cette confiance pour ce retour.
Quand mon chauffeur m’a déposé à l’hôtel Albert 1°, tout prés de la Grande poste, au pied de ce  qui fut le Gouvernement général et à l’entrée de l’ancienne rue d’Isly, je me suis félicité de la confiance accordée et quand j’ai été installé dans la chambre 614 ,au  sixième étage, à l’angle de l’immeuble avec deux portes-fenêtres et un balcon donnant sur le port, sur une grande partie de la baie d’Alger et sur l’ancien square Laferrière qui monte en pente, assez raide, vers la Place du gouvernement général je n’ai pu cacher ma joie de bénéficier de cette vue magnifique et j’ai passé un long moment à scruter ce paysage, à essayer de deviner les endroits connus, et cette vue était belle à toutes les heures de la journée et de la nuit. Il m’est arrivé de me lever la nuit pour aller admirer sur mon balcon le port, la ville et ses lumières.
Cet hôtel Albert 1° date du début du XIX° siècle et  je me suis demandé si, par hasard, mon grand père n’y serait pas descendu lors de ces rares voyages à Alger ! Cet hôtel lui aurait convenu, confortable mais ans ostentation et il l’aurait sans doute préféré au Saint Georges et à l’Aletti un peu trop dispendieux pour ce protestant austère. Qui sait ? Je ne le saurai jamais.

                                

Je dois ajouter que nous avons été servis, le matin au petit déjeuner et à quelques repas pris là par un personnel attentif et agréable. Et je garde le souvenir d’une jeune femme vive et souriante le matin aux petits-déjeuners et d’un maître d’hôtel au restaurant avec qui nous avons sympathisé et qui, connaissant l’objet de ce voyage pour moi a tout fait pour nous aider. C’est grâce a lui que j’ai pu, sans difficulté faire le lien entre le nom actuel des rues et leurs noms anciens, le seul que je connaissais. Je crois pouvoir écrire qu’il a voulu que je garde de ce séjour un agréable souvenir. Il a pleinement réussi et dés mon retour, comme je le lui avais promis je lui ai adressé un exemplaire de mon premier livre. Il saura mieux ce que j’étais venu chercher.
Le premier soir, sur le balcon dominant le port et la Grande Poste, j’ai songé mélancolique à ma première arrivée à Alger en 1959.

En 1958-1959, mon père fut nommé à Alger au service des infractions financières de la Police Judiciaire et nous avons dû quitter Constantine, le quartier Bellevue et la Rue Jules Verne. Si ma mémoire est fidèle, ce départ s’est fait en deux fois. Je suis parti le premier avec mon père, ma mère restant à Bellevue avec ma sœur et mon jeune frère. Il fallait, en effet, que mon père, en éclaireur, recherche un logement et prépare l’installation de la famille.

Ce fut une période un peu chaotique. J’ai logé d’abord avec mon père dans une caserne à Hussein-Dey puis chez une tante, dans le quartier du Champ de Manœuvre. Elle me conduisait tous les matins, dans sa quatre chevaux Renault, au Lycée Bugeaud où j’étais en seconde. Monette était une très belle femme, brune que l’été avait encore bronzée, la trentaine triomphante. Avec une fleur rouge dans les cheveux et un peigne surmonté d’une mantille, elle aurait ressemblé à ces très belles andalouses qui arrivent à cheval, en amazone, ou en calèche à la feria de Séville. Je l’aurai laissé, dans ce cas, à la porte des arènes, ne voulant, pour rien au monde, assister à ce spectacle, certes très  beau, très haut en couleur, plein de lumière et de musique, mais cruel et qui, selon moi, ne peut qu’éveiller les plus bas instincts de l’homme.

Je garde un heureux souvenir de ces voyages matinaux jusqu’au Lycée, moins heureux de m’y enfermer une journée entière puisque j’étais demi-pensionnaire.
Comme mon père tardait à trouver un logement, ma mère, ma sœur et mon frère nous ont alors rejoints.
Ma mère alla vivre quelques temps au Fondouk, petit village colonial à une trentaine de kilomètres d’Alger, chez ma grand-mère Dorveaux.
Ce petit village colonial du Fondouk, prés d’Alger après Maison Carré, est pour moi un lieu de mémoire. Ma grand-mère maternelle y vivait modestement. Elle est morte deux mois avant l’indépendance de l’Algérie et le grand départ et elle est toujours dans le petit cimetière du village.
Mon frère fut inscrit dans la petite école primaire du Fondouk et c’est en sortant de classe qu’un jour où le curé du village l’avait abordé pour voir, sans doute où il en était de son instruction religieuse, qu’il lui avait répondu : « je suis protestant » et le curé de répliquer : « Alors protestes bien… »
Ma sœur fut pensionnaire, quelques mois, en attendant notre logement au Lycée Lavie-Derande à Kouba sur les hauteurs d’Hussein Dey.
Mon père obtint ensuite un logement HLM  au Ruisseau. Je dois ajouter que, élève au lycée Bugeaud en classes terminales j’ai peu visité la ville et ma vie était surtout réglée, à l’époque par les horaires du lycée. Compte tenu de la guerre nous avons peu voyagé et je me disais sur mon balcon de l’hôtel Albert 1° que j’allais maintenant découvrir vraiment Alger.
J’ai donné congé à Hafid et j’ai pu, enfin, faire ce que j’aime dans les villes, déambuler sans but précis, la tête en l’air, tout au plaisir de la découverte.
J’ai évidement parcouru à plusieurs reprises les deux anciennes rues célèbres d’Alger : la rue d’Isly, à la porte de mon hôtel, devenue M[JPR1]     et la rue Michelet devenue Didouche  Mourad. Elles ont gardé leur charme avec leurs très beaux immeubles haussmanniens aux volets bleus. J’ai un peu regretté ici, même dans ces rues, comme partout ailleurs l’absence de belles terrasses de café ou de restaurant.
L’ancien Boulevard Carnot devenu Che Guevara (ainsi va l’histoire) qui, depuis la Grande poste jusqu’à la fin de Bab El Oued longe le port, aligne ses magnifiques immeubles en front de mer avec, ici et là des monuments : l’Assemblée Nationale, la Chambre de Commerce et autres banques.
Je me suis arrêté, pour le visiter, à l’Hôtel Aletti, célèbre hôtel d’Alger ou descendait toutes les personnalités. Il a  changé de nom et a besoin d’être rénové ce qui est, m’a-t-on dit à l’ordre du jour, mais il conserve de beaux restes de sa décoration Art nouveau. J’ai songé à Gisèle Halimi qui descendait dans cet hôtel lorsqu’elle venait avec un grand courage et une grande détermination défendre les hommes du FLN poursuivis. Elle raconte que même dans cet hôtel elle avait besoin de protection tant son action était incomprise par une partie de la population pied noire inapte à comprendre les réalités de l’histoire.
Je me suis plusieurs fois arrêté pour prendre un café au Tantonville dont le nom résonnait en moi. Il se trouve à l’arrière du square Bresson et c’est dans ce quartier que ma mère, jeune femme a commencé à travailler dans une société qui s’appelait l’Autotraction. Qui se souvient de cela ?
Ce Tantonville est resté dans son jus. Il garde son charme même si un simple rafraichissement ne lui ferait pas de mal. Peut être a-t-on peur de rompre le charme ?
J’ai aussi grimpé des rues car Alger est une ville en pente, avec des rues qui montent en colimaçon et des escaliers de toutes sortes    qui permettent, ici et là, au détour du chemin de jouir d’un aperçu absolument magnifique sur la baie.
Il ne faut pas avoir peur de marcher à Alger et c’est ce que j’ai fait, par exemple pour aller prendre un verre sur les hauteurs au mythique Hôtel Saint Georges. Là, après avoir parcouru le magnifique jardin tropical de l’hôtel je me suis reposé avec la jeunesse dorée d’Alger sur la terrasse ombragée au milieu des fleurs et des odeurs de chèvrefeuille.
Un autre soir même montée par des lacets en direction des Tagarins, où se trouvait un stade souvenir de journée de sport lorsque j’étais à Bugeaud, pour prendre un verre à l’Hôtel Aurassi. Cet Hôtel, vaste immeuble d’architecture un peu soviétique domine Alger et on le voit de partout. Je ne suis pas très fan de cette architecture moderne mais je dois admettre que l’intérieur est d’un luxe agréable. Il n’existait pas de mon temps pas plus que le monument aux Martyrs édifié au dessus du jardin d’essai et que l’on peut apercevoir de partout à Alger.
Il y aura bientôt, un peu après Hussein-dey la nouvelle grande mosquée en cours de construction  qui est là pour rivaliser de grandeur et de hauteur avec celles d’autres pays arabes. Dérisoire compétition avec une dépense qui pourrait être tellement mieux employée si les pouvoirs n’étaient pas aussi déconnectés de la réalité !
Le lendemain j’ai pris le métro à la Grande Poste et je suis descendu au Jardin d’Essai ou j’ai passé deux heures de pur bonheur dans ce parc magnifique planté d’arbres aux essences diverses. Comme je l’ai dit j’avais, il y a plus de cinquante ans, manqué quelques cours  et je m’étais réfugié dans ce jardin. Aujourd’hui les raisons de ce geste qui ne me ressemble pas beaucoup m’échappent. Quelle tristesse, quelle déception m’avait conduit dans ce parc ? Je ne saurai le dire. Il a, en tous cas, tout pour apaiser et redonner confiance en la vie.  De très nombreux écrivains en ont vanté les charmes. J’ai été heureux de le voir si bien conservé et entretenu. Là je ne pouvais manquer de faire une halte au Musée d’Alger qui domine le Jardin p d’Essai et dont la terrasse permet une vue sur la baie et au loin la mer. Il contient quelques belles pièces  des sculptures  notamment  de Charles Despiau de Belmondo  et quelques orientalistes dont quelques Etienne Dinet magnifiques. Il y a d’autres musées à Alger mais, pour ce premier voyage, je me suis contenté de celui-là.
Quittant le Jardin d’Essai j’ai, poursuivi sur l’ancienne rue de Lyon jusqu’au Ruisseau, ce quartier que nous avons habité lors de notre séjour à Alger. C’était, déjà à l’époque, un quartier populaire ou se trouvaient de grands immeubles HLM. Ils sont toujours là mais ressemblent maintenant à des immeubles des quartiers de Naples avec des paraboles à presque chaque balcon, du linge étendu, des murs et des cages d’escalier qui ont certainement cessé d’être entretenus depuis cinquante ans !
Nous avons logé quelques années dans un de ces grands immeubles, dans un appartement attribué à mon père, officier de police.
Deux souvenirs me reviennent ici. Le premier est celui de quelques sorties, le samedi soir, avec mon ami Jacques Negrignat avec qui, la seule « folie » que nous nous accordions était d’aller prendre l’apéritif dans un petit bar situé au carrefour de la Rue de Lyon et de celle qui descend vers Hussein-dey. Ce petit bar proposait, comme beaucoup à l’époque, une kemia abondante et variée. J’avais dix huit ans et ma fièvre du samedi soir devait se terminer assez sagement vers 22 heures !
Me revient aussi, en parcourant à nouveau ces lieux le souvenir des dernières soirées de ce printemps 1962 où très souvent un concert de casseroles se répandait sur la ville. Chacun, à sa fenêtre, tapait le plus fort possible, sur une marmite, une casserole ou une poêle les trois coups suivis de deux autres d’Algérie française pendant que dans les rues les automobilistes klaxonnaient sur le même air !
Impossible de s’endormir dans ce tintamarre qui  manifestait l’opposition résolue, vouée à l’échec, des pieds noirs à l’indépendance programmée de l’Algérie. Beaucoup de bruit pour rien. Mais peut-on vraiment blâmer tout ce peuple, trompé pendant des années et des années par des politiques incapables et qui les avaient bercés d’illusions ?
Ne refaisons pas, ici, l’histoire de tant d’erreurs, d’occasions perdues, d’obstination dans le déni des droits fondamentaux de l’autre. Un peu avant ces concerts bruyants, Albert Camus avait, dans une dernière tentative désespérée tenté d’obtenir de tous une simple trêve civile. On sait comment les pieds noirs ont accueilli cet appel pathétique et ont traité celui qui aimait tant ce pays. Passons.
Après quatre jours passés ainsi à déambuler pour m’approprier la ville, Hafid est revenu pour nous conduire à Tipaza.
Je n’avais jamais visité Tipaza lors de ma présence en Algérie mais ce nom qui chante éveillait en moi le souvenir merveilleux de mes lectures et relectures de Noces de Camus qui m’ont accompagné pendant prés de trente ans. C’est par Noces à Tipaza que j’ai connu l’œuvre de Camus que je n’ai, depuis cessé de fréquenter. Il m’a accompagné par ces descriptions de l’Algérie (L’Hiver à Alger, le vent a Djemila, Misères en Kabylie et bien sûr Noces à Tipaza et retour à Tipaza).  Il a nourri, d’une certaine manière ma nostalgie au point que je lui ai consacré un petit livre étudiant les relations amoureuses mais tumultueuses qu’il a eu avec les Algériens.
Le risque en allant visiter Tipaza était celui de la déception après les pages de Camus. Il n’en a rien été et, au contraire, les phrases de Noces ont pris une résonance particulière et je les ai comprises encore mieux. Oui, Tipaza, au printemps est habité par les Dieux.
Nous avons passé plus de deux heures merveilleuses à déambuler dans ces ruines qui furent une ville romaine. Je connais d’autres ruines, également superbes que ce soit à Rome évidement ou encore a Dougga en Tunisie mais ce qui fait le caractère unique de Tipaza est ce mélange de ruines en pierre tirant sur le rouge, de la mer d’un bleu intense mordant les rochers de la côte et de la végétation luxuriante aux multiples tonalités de verts. Oui, je peux le dire je n’ai jamais, avant ce jour, vu quelque chose d’aussi beau et je ne m’étonne pas que face à cette beauté on se prenne à philosopher et à croire au bonheur.
J’ai terminé ce parcours parmi ces pierres qui furent des maisons et des temples et qui, comme l’écrit Camus, sont retournées à la nature devant la stèle élevée à la mémoire de l’écrivain. C’est une stèle qui a été conçue, à la demande de ses amis, par son ami le peintre Benisti  qui a trouvé ce qu’il fallait faire ici. Le monument ressemble à une des ruines que l’on voit partout, une pierre dressée face à la mer et au Chenoua et sur laquelle a été inscrite au burin, discrètement, une phrase de Camus qui se mélange à la pierre au point d’être à peine lisible :
« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. »
Je me suis planté devant la stèle et j’ai lu à haute voix cette phrase en hommage à mon écrivain préféré.

En rentrant de Tipaza, l’esprit encore sous le coup de l’émerveillement, nous avons fait un petit détour vers Khemis El Kechna, l’ancien petit village colonial du Fondouk, situé dans la Mitidja, à quelques kilomètres de l’aéroport d’Alger, l’ancienne Maison Blanche. C’est là qu’a longtemps vécu et qu’est décédée ma grand-mère maternelle. C’est là qu’est née ma mère. Comme Sétif est le berceau de ma famille paternelle, le Fondouk est celui de ma famille maternelle. J’ai cependant plus de souvenirs du Fondouk que de Sétif car, à l’époque où nous avons vécu à Alger nous allions, le dimanche, tous les quinze jours rendre visite à ma grand-mère Dorveaux. Nous la trouvions le plus souvent, assise devant la fenêtre de sa petite maison, tricotant ou lisant. Cette maison très modeste qui ne disposait même pas de toilettes à l’intérieur ni de salle d’eau bénéficiait, par contre, d’un jardin sauvage, clôturé efficacement par une haie de figuiers de barbarie aux épines dissuasives. Au milieu du jardin je revois encore, sous un  arbre une table ronde en ciment su laquelle étaient placés des pots de géraniums et, dans un coin, quelques clapiers à poules et à lapins et, encore plus loin, une « cabane dans le jardin ».
Cette maison évoque, pour moi, l’époque des siestes obligatoires en été dans la chambre du fond et une odeur spéciale de la maison et du jardin qu’il m’arrive de retrouver, par hasard, à certains moments.
En parcourant les derniers kilomètres qui me conduisent à ce village, je retrouve les paysages inchangés, les bords de routes avec leurs haies de roseaux ou, par endroit d’Eucalyptus et, dans le lointain quelques bâtiments coloniaux aux tuiles rouges et souvent délabrés.
Me revient aussi à l’esprit le parcours de cette même route, plus de cinquante ans en arrière, en juillet 1961, sur ma toute nouvelle moto Terrot blanche et rouge qui m’avait été offerte à l’occasion de mon succès au baccalauréat.
C’était un de mes premiers longs parcours, une trentaine de kilomètres entre Alger et le Fondouk, suivi par mon père en voiture et exultant, fier de pousser quelques pointes de vitesse sur une route étroite mais à l’époque si peu fréquentée. Et puisque je suis à évoquer cette moto il me faut dire que j’ai débarqué, avec elle, en septembre 1962 au moment du grand départ et que j’ai fait avec elle la route qui nous amenait de Port Vendres, port d’arrivée en France à Pau, là encore, suivi ou précédé par mon père et toute le reste de la famille dans la voiture. C’est sur ce chemin qu’à Lannemezan, presque arrivé j’ai été arrêté par les gendarmes car je roulai sans casque !
Et nous voilà donc, aujourd’hui, au Fondouk. Après la beauté unique de Tipaza me frappe non seulement la pauvreté de ce petit village mais son manque d’entretien flagrant. Les rues sont, pour la plupart défoncées et à la limite du praticable, les ordures s’amoncellent ici et là et comme dans beaucoup d’endroits traversés, nombre de maisons sont toujours en briques, non terminées. C’est un sentiment de colère qui me prend alors car cet état n’est du qu’à l’incurie d’une administration irresponsable et à la passivité d’une population qui s’accommode de cette triste réalité. Le Fondouk, à l’époque de ma grand-mère, était également un village pauvre mais sa population, malgré sa pauvreté, vivait dans un village propre et entretenu. Je constate avec colère que ce n’est plus le cas.
Et maintenant à la recherche de la petite maison de ma grand-mère. Je n’ai pas  eu trop de difficultés à la situer dans la rue de la Mairie et pas très loin de l’ancienne église. Elle a pourtant bien changé ! Sa façade n’est plus la même sans doute par le changement de la porte et des volets. Elle a gardé les mêmes dimensions mais a perdu son jardin. Je me dis que, dans le fond, c’est un miracle qu’elle soit encore debout. Modeste et de faible surface elle aurait dû disparaître pour faire place à mieux. Elle est là mais si changée qu’elle n’est plus là. Là encore la maison était complètement fermée et je n’ai pas tenté de retrouver ses actuels occupants pour la visiter. A quoi bon ? J’ai fait un petit tour dans la rue et derrière la maison du côté de l’école communale où mon frère Georges fut élève quelques mois. J’ai retrouvé, un peu plus haut dans la rue, le café où l’on nous envoyait chercher des rafraichissements et, à cette époque des pains de glace. Le café est toujours là. Il était fermé mais ressemblait aux cafés que l’on trouve encore quelquefois dans des villages perdus de Provence avec sa terrasse et sa salle baignant dans l’obscurité pour préserver la fraicheur. Devant ce café nous rencontrons un habitant du village qui a, à peu prés, mon âge et qui s’entretient avec nous dans un français parfait. Si vous cherchez un jour après moi, demandez, nous dit-il, monsieur Chocolat. C’est ainsi que je suis connu ici.
Monsieur Chocolat a cherché dans ses souvenirs et il m’a dit se souvenir d’une veille femme, veuve qui vivait seule dans la maison que je viens de quitter. S’en souvient-il vraiment ou veut il me faire plaisir ? Je ne sais. Et voilà qu’il évoque le petit magasin, sorte de minuscule bazar qui se trouvait dans la rue au bas de la pente qui part du café où nous nous trouvons. Madame Pierre nous dit-il et, tout à coup, ce nom oublié depuis si longtemps, jamais évoqué depuis plus de cinquante ans, me revient, en effet, à l’esprit. C’est là que l’on nous envoyait, chez Madame Pierre pour acheter du fil, des bougies ou je ne sais quel produit d’entretien. Il a suffit de ce nom, Madame pierre, évoqué par monsieur Chocolat pour qu’un petit pan de mon passé d’enfant réapparaisse tout à coup fugitivement.
Oui, tout était là au Fondouk mais ans être là, si différent.
Nous avons quitté le village et fait quelques centaines de mètres à l’extérieur pour aller visiter le cimetière. C’est là que sont enterrés mon grand père et ma grand-mère Dorveaux.
Je n’ai décidément pas eu de chance avec les cimetières en Algérie. Le petit cimetière, planté d’Eucalyptus, était, comme celui de Sétif fermé et gardé par des chiens !
Ici, comme le mur d’enceinte était bas je l’ai enjambé. C’est un spectacle désolant qui m’attendait. L’ensemble du cimetière était envahi par une végétation touffue, sans entretien depuis des années et toutes les tombes n’avaient aucune inscription lisible. Comme les chiens commençaient à aboyer et à vouloir éloigner l’intrus que j’étais j’ai renoncé à chercher la tombe de ma grand-mère. A quoi bon ? C’est tout a coup un sentiment de tristesse mais aussi de résignation devant l’inévitable qui m’a envahi. La journée commencée dans l’éblouissement du soleil et de la mer à Tipaza se terminait dans la mélancolie d’un petit cimetière a jamais abandonné.
En mai 1962, alors que j’étais pensionnaire au Lycée Albertini de Sétif, mon père m’avait adressé une lettre pour m’annoncer le décès de ma grand-mère au Fondouk. Je me souviens avoir lu cette lettre au fond du grand parc, aujourd’hui disparu de la maison du Faubourg des Jardins. Mon père avait utilisé une phrase qui m’avait fait éclater en sanglots : « Plus de mémé Dorveaux, plus de Fondouk » et curieusement cette phrase résonnait, à nouveau, avec sa tristesse et sa lucidité. Oui, effectivement plus de Fondouk devenu méconnaissable, plus de mémé Dorveaux, abandonnée dans le cimetière délaissé.

Il me restait deux jours de séjour à Alger. J’ai continué à parcourir ses rues, ses quartiers. J’ai, de nouveau arpenté, à plusieurs reprises le boulevard du front de mer jusqu’au bout de Babel oued pour apercevoir, sur la colline, Notre Dame d’Afrique si chère au cœur de Jules Roy qui a évoqué, si  souvent et avec émotion les années passées chez les pères au pied de Madame l’Afrique.
Je n’ai pas retrouvé les Bains Padovani, semble t il disparus. Je les cherchais car ils évoquaient encore Camus qui y allait danser et, aussi, parce que j’ai au fond ‘une boîte à chaussures, une photo où je suis avec mes parents et des oncles et tantes sur la terrasse en bois de ce caboulot au bord de la plage.

Enfin j’ai parcouru la Casbah en descendant depuis la prison Barberousse, de sinistre mémoire, jusqu’au mausolée de Sidi Abdel Rahmane situé juste au dessus de mon ancien lycée et que j’avais totalement ignoré lors de mon séjour à Alger. On me dit que la prison Barberousse va être désaffectée et devenir un musée ! Ce ne pourra être qu’un musée des horreurs tant ce bâtiment a connu de drames, de cruautés, d’injustice pendant la guerre. Le hasard fait que je viens de terminer la lecture d’un roman consacré à Iveton et à l’injustice majeure de la France a son égard.
Après cela j’ai visité devant le lycée Bugeaud le Bastion  23, un ancien Palais des corsaires d’Alger magnifiquement restauré et devenu un centre culturel. Comment été ce bâtiment du temps de mon passage au lycée Bugeaud ? Le fait est que je ne l’avais jamais remarqué alors qu’il prend aujourd’hui une belle place dans le paysage de cette place.
Curieusement je ne suis pas allé à Hussein-dey, lieu de ma naissance et où séjournaient  deux de mes tantes. Un peu par paresse. Je me trouvai si bien au centre d’Alger !

Lorsque l’avion a roulé sur la piste pour s’envoler vers Paris plusieurs sentiments m’ont assailli. D’abord le sentiment du devoir accompli. Le désir que j’aie eu, pendant plus de cinquante ans, de ce pays, le désir de revoir ces lieux s’était transformé, inconsciemment en un devoir que je m’étais fait à moi-même. Il y avait aussi la joie que l’on éprouve à rentrer chez soi après un voyage. Oui, je rentrai chez moi, en France et puis il y a eu cette image qui s’est imposée à moi, celle du Fondouk ce petit village aujourd’hui si délabré et son cimetière si désolé, qui, en d’autres lieux m’aurait sans doute paru romantique dans son abandon complet et qui n’éveillait, ici, que tristesse et regrets. Ce petit cimetière où reposait ma grand-mère maternelle et qui n’était pas si loin de la piste de l’aéroport. Voilà que je l’abandonnais une nouvelle fois ! Je sais bien pourtant qu’elle n’est pas là pas plus que ne sont là mes vieux  morts de Sétif mais je ne peux cependant m’empêcher de les imaginer loin de tout dans ces lieux désolés. Cette idée que j'abandonnais, une nouvelle fois, les morts de Sétif et du Fondouk, que je les laissai à leur solitude, enfermés dans ces cimetières clos, gardés par des chiens, si loin des leurs, au milieu d'un environnement aujourd'hui si délabré, je la savais absurde. Je ne crois pas à une survie quelconque après la mort et, pour moi, tout n'est que poussière et cendres. Ma raison tentait, cependant, vainement d'écarter ces idées absurdes qui, avec une force venue de je ne sais où, ne cessaient pourtant de revenir et de s'imposer un moment et je comprenais, alors, par cette insistance à questionner la mort, à vouloir savoir si comme l'écrivait Baudelaire: «les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs», comment les hommes en étaient venus à créer les dieux puis le Dieu unique et à broder la dessus les religions. Voilà où me conduisait la pensée de ces cimetières délaissés où mes morts séjournaient pour l'éternité!
 Oh, qu’en ce qui me concerne je ne sois que cendres dispersées au vent et éloigné, à jamais, des vicissitudes de l’histoire !
Oui, la boucle est bouclée. J’ai revu ce que je voulais voir et, d’une certaine manière, j’ai pu constater qu’en fin de compte tout cela était peu de choses et que tout était bien fini. J’ai parcouru les lieux qui me préoccupaient depuis plus de cinquante ans et qui ont nourri, par leur absence, une grande partie de ce que j’ai écrit. C’est fini.
Mon cher Camus avait raison. Oui, c’est une grande folie que de revoir âgé ce que l’on a connu à vingt ans. Mais cette folie il fallait que je la fasse. Etais-je à ce point naïf de croire que j’allais retrouver les lieux tels que je les avais laissés et tels qu’ils demeuraient dans ma mémoire ? Tout change et même lorsque l’on mène une vie sédentaire, que l’on ne quitte pas la ville ou le village de son enfance, tout change même si à les voir tous les jours on ne s’en rend pas tout a fait compte.
Les images d'aujourd'hui viennent se superposer aux images que j'avais conservées d'hier dans ma mémoire et interrompent, modifient, polluent d'une certaine manière le souvenir. Oui, je peux encore imaginer le jardin de ma grand mère au Fondouk, en ressentir encore les odeurs, je revois la maison de mon grand père à Sétif avec son parc et ses fleurs, ma maison à Bellevue  à Constantine avec le cri des enfants jouant dans la cour de l'école jean Jaurès, sur la placette ou dans les rues voisines, mais aussitôt, les images d'aujourd'hui polluent un peu la clarté du souvenir. D'une certaine manière ce que j'ai vu au cours de ce voyage a eu pour effet d'interrompre le processus mémoriel. Il est certain qu’une partie de mes rêveries à propos de l’Algérie a été fracassée mais je ne regrette pas ce qui m’a amené à plus de lucidité et à la prise de conscience, plus claire encore que je ne l’avais, que le temps est un grand destructeur et qu’il est inutile de se bercer d’illusions. J’ai fait, ce faisant, un pas vers  plus de vérité.
 Le passé est bien mort et si je reviens un jour en Algérie ce sera comme un touriste.
Mais reviendrai-je vraiment en touriste ? Certes il y a des paysages absolument magnifiques et revoir la côte de Jijel à Bejaia, revoir Annaba, Constantine , Alger et la superbe Tipasa qui, au printemps est vraiment habitée par les Dieux, sera bien tentant, mais, par ailleurs, me manque dans ce pays une forme de vie libre, de convivialité sur les terrasses des cafés où hommes et femmes , jeunes et vieux jouissent simplement du bonheur de vivre. M’éloigne de ce pays sa bigoterie envahissante et, au final, une forme de tristesse répandue dans sa jeunesse, tristesse si éloignée de la joie méditerranéenne   décrite par Camus et qui était donnée même à  la jeunesse pauvre  qui, malgré sa pauvreté, profitait de ce qui profite à tous : la beauté et le soleil !
Je garde aussi le souvenir attristant du parcours, de nuit, d’une rue du centre de Constantine, rue mal éclairée où quelques jeunes gens étaient réunis dans des coins  dans un désœuvrement et une sorte d’ennui visible. Pas une seule femme bien sûr. Et je songeai, alors, à toute cette jeunesse vivante, joyeuse que je rencontre, chaque fois qu’à Paris, je longe les bords du canal saint Martin et ailleurs sur les terrasses des cafés, sur les places et dans les parcs. Une jeunesse qui a, aussi, ses problèmes  mais qui se réunit, filles et garçons, simplement, qui pique-nique et boit, qui, en un mot jouit avec simplicité des petits bonheurs de la vie.
Même la jeunesse dorée que j’ai vue sur la belle  terrasse ombragée de l’Hôtel Saint Georges ma parue assez triste. On voit peu de belles femmes, rieuses et épanouies dans les rues, presque toutes sont cachées sous des voiles lourds et sans grâce. Où sont les élégantes vêtues, il n y a guère, de ce voile blanc léger qui laissait imaginer la beauté ?
Trois fois j’ai été accueilli chaleureusement dans des familles mais, chaque fois, j’ai constaté que les femmes n’étaient pas à table avec nous et, lors d’un mariage, femmes et hommes faisaient la fête à des étages différents. Cela ne me choque pas et chacun a son mode de vie mais je ne peux m’empêcher de penser que de tels comportements enlèvent à la convivialité et, pour tout dire, je n’aime pas ces réunions d’hommes.
 Je me trompe peut être et certains me diront : « nous sommes heureux ». Je l’éspère. Je ne l’ai pas constaté. On me dit qu’Oran  échappe à cette tristesse et a ce désenchantement. Je l’espère.
Ce livre n’est pas une étude de l’Algérie d’aujourd’hui. Je n’ai étudié ni son économie ni le niveau de l’éducation de sa jeunesse et je me garderai de porter un jugement. Je ne peux que livrer des impressions nécessairement subjectives. Je suis suffisamment informé cependant pour savoir que ce pays va mal et qu’il est dirigé de façon calamiteuse.
Même fini ce voyage parce qu’il était spécial a continué à produire des effets. J’ai participé à des déjeuners, à des rencontres pour montrer aux amis et à la famille les photos  et mes accompagnateurs en ont fait beaucoup. Je n’ai pas fait un pas de ce  voyage de mémoire sans être photographié. En regardant ces photos je me rends compte que lors des visites des lieux de mon passé, je suis toujours en tête et mon pas est visiblement rapide. Rachid et Hafid suivent. C’est qu’en réalité, dans ces moments là, je suis aussi fébrile qu’un enfant face aux cadeaux du père Noël. Je dois voir le plus vite possible et il y a, alors, tant de souvenirs qui remontent en moi.  J’ai donc répondu aux nostalgies des uns et des autres. As-tu vu ceci, comment est cela ? A cette occasion deux amis du lycée Bugeaud que j’avais perdu de vue depuis plus de cinquante ans m’ont fait le plaisir devenir me voir. Ils auraient pu ou j’aurai pu le faire avant mais ce voyage a déclenché en eux le souvenir de nos années de lycée entre 1959 et 1962 et le désir de nous revoir.

C’est quand cette effervescence s’est calmée que je me suis astreint à rédiger ce texte pour ne rien oublier, pour fixer mes sentiments, mes émotions pour ne pas laisser le temps faire son œuvre et effacer, peu à peu, tout ce que ce voyage avait représenté pour moi. Et, ce faisant, je faisais comme tout écrivain soucieux de figer le passé par l’écriture, d’enfermer émotions et souvenirs dans le style. Illusion sans doute mais le lecteur de ces lignes pourra, non pas ressentir l’indicible, ce qui n’est qu’au fond de moi et que personne ne peut atteindre, mais approcher au plus prés  ce que fut ce voyage pour moi.

Ce livre est la suite d’Algérie, Algérie que me veux-tu ? Que j’ai publié en 1999 et dans lequel je disais ma nostalgie de l’Algérie, pays de mon enfance  où j’évoquais, sortie des archives d’Aix en Provence et de Genève, l’histoire de ma famille paternelle et celle de la Compagnie Genevoise des Colonies Suisses de Sétif.

Après   soixante ans d’absence je me suis, enfin décidé à revenir en Algérie !
C’est ce voyage, riche d’émotions diverses, esthétiques et sentimentales, que je raconte ici.
Et derrière ce récit il y a, inévitablement, une réflexion sur le temps, les souvenirs, la mort, les regrets et les espérances.
Ce voyage, devenu une nécessité, en détruisant certains souvenirs, m’a fait faire un pas vers plus de lucidité.

3 commentaires:

Unknown a dit…

Votre histoire, ce retour si abondamment relaté, ravive le souvenir de ma jeune vie à Setif, et ma visite en compagnie d'autres sétifiens en 1989. Nous y avons séjourné 48 h avant de poursuivre sur Bougie, via Kerrata.
En 1945, potache au Collége Colonial d'alors, devenu Collége Albertini par la suite, ma famille de correspondants pour mes dimanches de sortie, habitait à la Cie Genevoise qui était alors le dernier immeuble de la ville en direction de Constantine. J'ai donc une pensée émue pour la famille Genestar Lucien et Solange qui me recevait si affectueusement. Autre famille qui logeait dans cette immeuble, Mme et Mr De Pourtales qui était le directeur de la Société.
Toute la famille Genestar était supporter des SSS, et m'amenait voir les matches .... inoubliables moments de liberté.

Unknown a dit…

Votre histoire, ce retour si abondamment relaté, ravive le souvenir de ma jeune vie à Setif, et ma visite en compagnie d'autres sétifiens en 1989. Nous y avons séjourné 48 h avant de poursuivre sur Bougie, via Kerrata.
En 1945, potache au Collége Colonial d'alors, devenu Collége Albertini par la suite, ma famille de correspondants pour mes dimanches de sortie, habitait à la Cie Genevoise qui était alors le dernier immeuble de la ville en direction de Constantine. J'ai donc une pensée émue pour la famille Genestar Lucien et Solange qui me recevait si affectueusement. Autre famille qui logeait dans cette immeuble, Mme et Mr De Pourtales qui était le directeur de la Société.
Toute la famille Genestar était supporter des SSS, et m'amenait voir les matches .... inoubliables moments de liberté.

jpryf a dit…

en réponse à Jean Puech. les noms que vous citez (Ginestar et De Pourtales ) me sont familiers. Ces personnes ont , je pense succéder à mon grand père Arnold Ryf qui fut directeur de la Compagnie Genevoise. J'ai écrit l'histoire de mon arrière grand Père Gotlieb venu de Suisse et de mon grand père ainsi que celle de la Compagnie Genevoise dans mon premier livre parue n 1999 Algérie,Algérie Que me veux tu? aux éditions Atlantica aujourd'hui disparue.