dimanche 29 novembre 2020

Eric Maurel: Paroles de procureur

                                                  


Monsieur Eric Maurel vient de publier chez Gallimard dans la collection "Témoins" : « Paroles de procureurs » et je ne pouvais passer à côté de ce livre dans la mesure où j’avais connu le procureur Maurel lorsqu’il a pris ces fonctions à Pau en 2004. Je l’ai donc en réalité très peu connu car c’est l’année où je suis parti à la retraite. Je me méfiai un peu car j’avais lu dans le passé des ouvrages de magistrats sur leur métier et ils m’avaient tous un peu déçu. Ce n’est pas le cas de celui-ci et d’abord par son écriture qui est agréable, dense et donnant à l’expression une chaleur humaine loin des études universitaires.

Ce livre vient par ailleurs au bon moment, en un temps où la Justice est questionnée, quelques fois mise en question et, où, disons-le, elle est assez méconnue par les citoyens qui n’en connaissent pas l’organisation et le fonctionnement et sont assez porté à la critiquer quelques fois à juste titre, quelques fois par ignorance.

Dans les premières pages l’auteur veut mettre à néant la critique faîte quelques fois aux Juges et notamment aux jeunes juges sortis de l’école de la magistrature de n’avoir aucune expérience de la vie et d’être un peu trop corsetés par leurs certitudes. Et s’ouvrent alors des pages sur des affaires bouleversantes que le Procureur Éric Maurel a connues et qui ont été traitées avec humanité. En lisant ces pages cela m’a rappelé combien la Justice que j’ai connu était, en effet, le réceptacle de la misère humaine et il m’est assez souvent arrivé de plaider que la solution judiciaire était souvent « ajouter du malheur au malheur ». Cela dit si les magistrats peuvent avoir de l’empathie certains ont une philosophie qui les conduit à penser que les malheureux sont responsables de leur malheur ! J’en ai connu.

Des développements heureux sur le doute systématique, sur le sens de la peine.

Dans un premier temps je n’ai pas compris l’assez long développement d’affaires absolument horribles avec des scènes de crime épouvantables. Je n’en voyais pas l’utilité mais peut être était-ce pour amener le long développement sur les atteintes psychiatriques, de l’alcoolisme ou des drogues et la difficulté qu’il y a alors à juger en raison du langage et, disons-le, des lacunes de la science psychiatrique.

Ce livre très riche contient aussi une analyse de la peine et notamment de l’emprisonnement dont il reconnaît les lacunes. Je ne pense pas, pour ma part, que l’on a remédié à ce qu’une Commission Sénatoriale a appelé « une honte de la République » et je ne crois pas, contrairement a ce que pense M Maurel qu’il faille connaître ce monde fermé de la prison de l’intérieur pour pouvoir juger de ce qui s’y passe. Tous citoyens grâce aux informations qu’il recueille de diverses sources peut et doit pouvoir de faire son jugement.

Enfin ce livre nous donne une longue et précise histoire du Parquet à travers les âges et dans le monde et il défend l’idée que le Procureur ne serait pas un fonctionnaire mais un magistrat. L’argumentation est sérieuse mais elle ne m’a pas convaincu. Le fait que le Procureur ait un indiscutable pouvoir de décision a de très nombreux stades de la poursuite ne fait pas de lui, pour autant, un Juge. De nombreux hauts fonctionnaires prennent aussi de nombreuses décisions aux conséquences parfois très importantes. Et j’ai toujours été gêné par la promiscuité d’études et de carrière des membres du Parquet et des Magistrats du Siège. Je suis partisan d’une séparation drastique entre ceux qui poursuivent et ceux qui jugent. Certains pays l’ont déjà fait et les règles Européennes me semblent l’imposer. L’avenir dira ce qu’il en sera et ce sera toujours la décision démocratique du peuple.

Au total un livre très intéressant, qui se lit bien, qui contient une foule d’analyses intéressantes, de rappel historiques et qui devrait servir aux citoyens et plus encore aux élèves avocats et juges et je ne dis pas cela parce que l’auteur met, à plusieurs reprises, en évidence le rôle essentiel des avocats  de la défense.

 

samedi 28 novembre 2020

Daniel Cordier: Les feux de Saint-Elme

                                                      

A l’occasion du décès de Daniel Cordier j’ai voulu en savoir plus sur sa vie.  Je l’avais rencontré brièvement dans les années 80 alors qu’il passait une partie de sa vie dans sa maison familiale à Bescat et qu’il était venu, sur les conseils d’André Labarrère me consulter sur je ne sais quel problème de locataire. Je dois, à ma grande honte, dire que lorsque je l’ai reçu je ne savais rien de son parcours historique. J’ai beaucoup appris de lui par la suite ! Il m’avait offert à cette occasion ses trois gros livres sur Jean Moulin et un beau livre contenant une partie des œuvres d’art contemporain qu’il avait légué à un musée.

Je viens donc de lire deux de ses livres qui ont connu un grand succès : Les feux de Saint-Elme et Alias Caracalla qui me font mieux le connaître.

Les feux de Saint-Elme publié chez Gallimard en 2014 est un récit de ses jeunes années dans les années 30 dans deux pensionnats l’un à Arcachon l’autre à Bordeaux et surtout de ses premiers émois et de sa découverte de son amour pour les garçons. C’est un livre plein d’émotion qui nous plonge dans cette atmosphère des internats de collège et Daniel Cordier sait avec à la fois précision, pudeur et retenue nous faire entrer dans ses émotions d’enfants car il en était encore un au début du récit.

Il sait nous montrer sa recherche de la compréhension de ce qui lui arrive à travers la littérature : Les Thibault de Martin du Gard et les nourritures terrestres de Gide  qu’il évoque avec talent.

Et puis il y a dans ce livre si intime cette analyse de sa vie de solitaire (mais heureuse il l’a dit jusqu’à la fin) avec le regret d’un de ses amours de jeunesse qu’il n’a pas su concrétiser et qui l’a hanté toute sa vie, avec, à la fin, cette rencontre avec l’aimé, si décevante comme souvent l’est la confrontation des souvenirs avec la réalité et ce qu’elle est devenue.

Un beau livre qui montre une part précieuse de celui qui est connu comme un héros de la Résistance.


lundi 23 novembre 2020

Denise Brahimi: La dernière rencontre (entre Camus et Senac)

 Facebook peut être, on le sait, un instrument de haine et de désinformation mais c’est aussi quelques fois un instrument merveilleux permettant d’apprendre et de faire des rencontres que la vie n’aurait pas toujours permises. J’ai, ainsi, appris que madame Denise Brahimi était l’auteur d’une pièce de théâtre sur les relations que l’on sait tumultueuses d’Albert Camus et du poète Jean Sénac, Ya Ya El Ouarani, intitulée : « La dernière rencontre ».

Madame Brahimi a bien voulu m’adresser le texte de sa pièce et sa lecture m’a été à la fois agréable et instructive. Comme ceux qui me lisent le savent j’aime à la fois l’œuvre et la vie d’Albert Camus mais aussi celle de Jean Sénac, tous deux enfants pauvres et sans père de l’ancienne Algérie coloniale.

Dans cette « Dernière rencontre » pathétique on retrouve presque tout des relations de ces deux hommes depuis « l’adoption « de Jean Sénac comme un fils « Mi Hijo » par Camus jusqu’à leur brouille en raison de leurs positions différentes sur l’avenir de l’Algérie et le combat des Algériens, depuis la lettre adressée de son sanatorium de Rivet par Sénac à Camus déjà très connu jusqu’à leur conflit, en passant par l’aide qu’a apporté Camus à Sénac tout au long de sa vie.

Comme dirait Jean Paul Sartre : « une brouille ça n’est rien…… » et de fait on sent à lire cette dernière rencontre que ces deux là ne seront jamais totalement des ennemis et que l’amitié qui a été demeurera au fin fond de leur être.

La pièce montre aussi très bien sur quoi portait l’opposition et on retrouve dans les mots du Camus de Madame Brahimi toute sa thèse, forte et résolue sur le refus de la violence qui touche des innocents.

On y voit aussi comment Camus, dans la discrétion la plus totale, intervenait pour adoucir la sanction contre des hommes du FLN et enfin la pièce se termine sur sa volonté d’acheter sa maison de Lourmarin et de se mettre a sa grande œuvre, son »Guerre et Paix » dans la sérénité du Luberon. On sait ce que la tragique histoire fera de ce projet : une œuvre inachevée mais déjà merveilleuse.

Enfin quand on connaît la fin de l’histoire on ne peut que constater que les deux grands artistes se sont trompés : Camus souhaitait le maintien de la communauté européenne en Algérie et il avait, on le sait, réfléchi à des formes juridiques qui l’aurait rendu possible. C’était une illusion.

Jean Sénac a cru, lui aussi, que malgré l’indépendance il aurait sa place dans ce pays malgré sa personnalité, ses mœurs et sa poésie. C’était aussi une illusion quand on sait comment il est mort abandonné par ce pays pour lequel il s’était battu

La lecture de cette pièce est à la fois émouvante et instructive et elle rend vivante cette relation difficile Merci à l’auteur de m’avoir donné l’autorisation de publier son texte dans ce blog sous cette présentation. J’espère que cette pièce sera montée et que j’aurai le plaisir de la voir.

 

 

 

 La dernière rencontre

La pièce ayant subi quelques aménagements pour pouvoir être jouée comporte désormais 3 personnages seulement : 2 hommes, Camus et Sénac, (Camus étant plus âgé de 13 ans que Sénac) et une femme Suzanne sans laquelle beaucoup d’informations ne pourraient être connues du spectateur.

Tout se passe en un seul lieu et en un seul jour.

C’est une pièce en quatre actes.

 

Acte I

Objections et griefs, Sénac affronte Camus

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’action se passe tout entière dans le bureau occupé par Albert Camus aux Editions Gallimard, Rue Sébastien-Bottin, à Paris. Cette belle et grande pièce donne sur un balcon-terrasse par une porte-fenêtre, qui laisse voir un paysage de plein hiver. Le ciel est gris, et pendant la durée de la pièce, on verra la nuit descendre peu à peu.

En bonne place sur une sorte de lutrin, on voit une photo de Catherine, mère de Camus, souriante, avec des cheveux gris et un tablier à carreaux. Sur les murs un tableau dont on apprendra par la suite qu’il est de Sauveur Galliéro: il s’agit des “Bains Padovani.” Il y a également deux portraits, de Nietzsche et de Dostoievski.

 

 

Scène 1

Entre une femme qui a environ 45-50 ans, du genre à la fois “vieille fille” et “figure maternelle”. C’est Suzanne, la fidèle  secrétaire de Camus.

 

Suzanne:

Bon, la réunion du comité de lecture s’achève et Camus ne va pas tarder de revenir dans son bureau. D’autant plus qu’il attend Sénac et l’annonce de cette visite l’a ému, même s’il a pris sa tête d’empereur romain pour dire “Ah! Bon” sans plus.

Je me suis bien gardé de lui avouer que c’est moi qui ai demandé à Sénac de passer—et à dire vrai, je ne suis pas sûre qu’il l’aurait fait sans cela, tant i lest devenu agressif à l’égard de Camus, alors qu’il le considérait encore comme un père, son père, il n’y a pas si longtemps; toutes ces brouilles minent Camus intérieurement et surtout depuis la rupture avec Sartre... je souffre de savoir à quel point il se sent seul mine de rien.

 Dieu sait pourtant que ce n’est pas les visiteurs qui manquent depuis le Nobel du mois dernier, il faut passer son temps à les refouler de toutes les façons, au téléphone, par lettre et jusque dans le hall d’entrée. Il vaudrait mieux avoir un bon chien de garde que notre chat Gégé qui fuit les inconnus et va se cacher dans le jardin! Et Camus de se mettre à paniquer: “Où est passé Gégé, trouvez-moi Gégé!”: une vraie mère poule; même ses enfants n’en reviennent pas de le voir comme ça.

Eh! oui, la solitude ça n’a rien  à voir avec les gens qui sont là et qui ne pensent qu’à eux, évidemment parce qu’ils ont tous quelque chose  à demander. Mais avec Sénac, c’est différent évidemment. Dieu sait si Albert a été, souvent, très généreux avec lui, mais Jean ne sollicite pas: c’est juste qu’il n’a pas le sou et que de ce fait, il trouve normal de laisser les autres payer pour lui! Il y est habitué puisque ça a toujours été comme ça !

Et finalement, les autres trouvent cela normal aussi; (riant) même moi je l’ai dépanné d’un billet par-ci par là, et je l’ai fait de bon coeur parce que je l’aime bien. Finalement, Albert est un peu comme cela aussi, et si ce n’était sa belle-famille...lui, il n’aime pas posséder. Cela fait partie de leurs ressemblances, Camus-Sénac, deux petits garçons pauvres, là-bas en Algérie, des Européens mais pas des colons, sûrement pas. (Elle va prendre la photo de la mère de Camus sur le bureau et l’essuie d’un revers de manche) Sa mère, ça ne m’a pas étonnée du tout qu’il en parle à ceux du Nobel, au fond, j’étais même sûre qu’il le ferait mais le moins qu’on puisse dire, c’est que ça n’est pas passé inaperçu! Je me demande si Sénac va lui en faire reproche, lui aussi.

 

Jean et Albert : le rêve de ma vie serait qu’ils se réconcilient...et pourtant je n’y crois guère, malheureusement. Il y a quelques mois, j’ai même pensé que c’était fini, qu’ils ne se verraient plus et qu’ils ne s’écriraient pas non plus: les étudiants algériens que Sénac avaient amenés ont été très déçus, ce qu’Albert leur a dit n’était sûrement pas ce qu’ils attendaient, et il est clair que Sénac partageait leur mécontentement, il avait pris son air furieux de prophète qui fulmine et quand il est dans son rôle d’imprécateur...

Voilà Albert et je l’entends qui chante, il adore Edith Piaf, il est allé l’entendre à Bobino. En tout cas, ce n’est sûrement pas la réunion du comité de lecture qui l’a mis en joie! Il est content de voir Sénac, et moi je suis contente qu’il soit content.

 

 

 

Scène 2

Camus entre avec une pile de dossiers sous le bras, qu’il pose sur son bureau. Il porte une tenue du genre sportif élégant, gros pantalon de flanelle, veste en tweed, un foulard de soie dans l’encolure de sa chemise et une pochette assortie. Il allume une cigarette qu’il sort d’un paquet de gauloises Disque Bleu et tousse instantanément. Il a tout à  fait l’allure d’un homme de 45 ans “resté jeune” mais qu’on sent très fatigué pourtant, et c’est évidemment ce mélange qui est séduisant

 

Camus:

(regardant sur le fauteuil de son bureau): Où est Gégé? C’est rare qu’il ne vienne pas me miauler un petit bonjour quand il m’entend rentrer. Dieu sait quelle drôle de souris il s’est encore trouvé, ce gros matou de Gégé, sale coureur de Gégé, c’est-y que tu veux faire honte à papa!

Gégé, j’ai besoin de toi, viens t’amuser avec moi, je me suis cassé les pieds à ce comité de lecture, c’était pire que jamais et Dieu sait que je n’ai jamais aimé ça!

(il chante à nouveau Edith Piaf de toutes ses forces). Bon, la corvée est finie et maintenant place aux copains, arrière les autres, restons poli, je ne dirai pas quoi.

(se tournant vers Suzanne en insistant par de grands gestes des mains): Pas besoin de vous dire, ma chère Suzanne, que je n’y suis pour personne, vous entendez bien: pour personne, dès que Sénac sera là.

Suzanne, timidement

Je suis contente que Sénac vienne vous voir. J’espère que vous ne vous chamaillerez pas trop, pour une fois.

 

Camus

C’est vrai que Sénac m’exaspère et qu’il fait tout pour cela : le taureau espagnol que je suis, obtus, trapu, fonce dès qu’il me met son chiffon rouge de « révolutionnaire » (il prend pour dire ce mot un ton parodique) sous le nez. Mais en fait j’ai besoin qu’on s’engueule, et ça me fait du bien.

 

Suzanne, manifestement inquiète

Tout de même, j’ai peur qu’un jour ce ne soit la fin. D’autant que Sénac a tellement de choses à faire maintenant.

 

Camus

Mais vous voyez bien qu’il a demandé à me voir, et même après le Nobel ! Même si c’est pour me le reprocher, ce dont je me doute un peu…

Cela me changera de tous les autres. Rappelez vous bien, Suzanne : c’est à vous de me protéger contre tous ces raseurs, ces tapeurs etc. Vous savez que si je répondais à toutes les demandes d’argent que je reçois, le Prix serait épuisé depuis longtemps. Alors, non, pour une fois que j’ai envie de me poser quelque part, ma petite maison dans le Lubéron, j’y tiens. Et personne d’autre que les très très proches copains n’y mettront le pied, je vous le garantis! Ce sera mon Algérie retrouvée, comme dirait Proust. En fait, je n’arrive même pas à comprendre comment j’ai pu la quitter, et cela fera bientôt vingt ans. Fascination ridicule pour Paris ?

 

Suzanne

Mais vous êtes tellement français, Albert, tellement parisien…

 

Camus

C’est bien imité, n’est-ce pas ? Et pourtant j’en connais quelques-uns, du côté de chez Sartre et sa Simone, qui ne s’y trompent pas. Bougnoule je suis, bougnoule je reste.

Quand je serai dans le Lubéron, je vous prie de croire que Paris ne me manquera pas. Regardez Char… et j’ai une folle envie de me mettre au travail…là-bas.

 

Suzanne

Oui, je suis sûre que vous y serez très bien

 

Camus

Mon œuvre véritable, c’est maintenant que je vais me mettre à l’écrire, vous verrez Suzanne, ça ne ressemblera à rien de ce que j’ai fait jusque là. J’ai ma petite idée et même un peu plus que ça: ma grrrrande idée! Et pour cela, il faut qu’on me laisse en paix. (on entend du bruit à la porte)

 

 

 

 

Scène 3

A ce moment-là entre Sénac, sans attendre, juste après avoir frappé. Il n’a pas encore de barbe, on voit qu’il a une trentaine d’années. Sénac, très offensif:

 

Sénac :  Bonjour Camus, j’arrive seul et pourtant je voulais vous amener un jeune garçon d’Algérie, Hamid, qui vous aurait expliqué certaines choses mieux que moi. Dommage il n’a pas voulu venir. Pas osé, pas voulu, allez savoir. Un grand lecteur de Nedjma de Kateb Yacine, comme le sont tous les garçons là-bas.

 

Camus

Alors te voilà père à ton tout, hijo mio (regardant Sénac droit dans les yeux)

Hijo mio, c’était toi quand on s’est rencontré en 48, aux rencontres de Sidi Madani; et nos treize ans d’écart suffisaient pour qu’il y ait entre nous cette relation-là, de père à fils.

Théâtralement car c’est une citation de Racine

Le temps n’est plus,hélas !

Répondez franchement : voudriez-vous encore d’un père comme moi, d’un père qui se déshonore en allant jusqu’à Stockholm chercher des médailles ? (le ton de Camus est nostalgique et sentimental)

 

Sénac (déjà très agacé)

Arrêtez, Camus, quelle importance peuvent avoir nos petites histoires personnelles face à la révolution en marche, et que rien n’arrêtera!. Je vais vous dire pourquoi je suis là : la Révolution avance mais n’oublie pas. Sétif et mai 45, nous savons que vous avez eu le courage de dénoncer  le massacre à l’époque contre votre propre clan. Comme vous aviez dénoncé l’horreur de la colonisation de la Kabylie en 39, et croyez bien que nous ne l’oublions pas davantage.  Encore une fois : serais-je ici sans cela?

Mais c’est bien cela notre grand souci. Maintenant que vous êtes loin de l’Algérie,, qu’est-elle devenue pour vous ? Vous l’aimez certes, ou plutôt vous en aimez une petite partie, celle qui nourrit votre nostalgie : un sentiment redoutable, et qui est capable de jouer plus d’un tour.

 

Camus (indigné)

C’est à vous d’arrêter, Sénac, je n’accepte pas votre portrait de moi en vieux pleurnicheur. Comment osez-vous me réduire au gâtisme et à l’inaction alors que je passe ma vie et use mes forces à lutter contre toutes ces partitions absurdes, qui  causent des milliers de morts. Avez-vous oublié ce que je suis allé dire  à Alger il y a deux ans exactement puisque c’était le 22 janvier 1956? Tout le sens de mon appel pour la trêve civile était justement cela, le contraire de ce que vous dites: dépasser les clivages et constituer une population civile unie dans un même désir de paix. Et vous savez parfaitement que des amis musulmans ont accepté de se joindre à nous, qu’ils étaient avec nous dans la salle et ont signé nos résolutions.

 

Sénac (ricanant et gesticulant )

Dans la salle peut-être, qui même pleine ne faisait qu’une poignée de gens. Mais hors de la salle, Camus, les ultras qui braillaient et menaçaient : vous n’avez pas oublié leurs voix de haine et leur envie de meurtre—comment le pourriez-vous? Je suis sûr que vous êtes hanté par elles, poursuivi par elles jusque chez le Roi de Suède.

 

Camus (levant les bras au ciel et prenant le parti d’en rire)

Nous y voilà, j’étais sûr que  vous me le reprocheriez, celui-là!

Il y a ceux qui travaillent pour le Roi de Prusse, et moi je travaille pour le roi de Suède :

Camus, l’homme qui fréquente les rois !!

Vous êtes de mauvaise foi, Sénac, car vous savez très bien que pas plus que vous, je n’ai été élevé pour la cour des Rois. Ma pauvre mère n’a pas moins trimé que la vôtre, à faire des ménages chez les riches pendant que nous nous adonnions à notre vocation littéraire vous et moi.  Et si  cela s’appelle être un beau petit salaud, ce qu’au fond de moi je crois, vous n’êtes pas moins salaud que moi, Sénac, mais à la différence de moi, je me demande si vous vous sentez parfois coupable d’être un fils ingrat.

 

Sénac

La culpabilité, si vous y tenez, parlons-en. C’est vraiment ce qui m’a frappé quand j’ai lu votre dernier roman La Chute, il n’y a pas si longtemps. Votre héros est obsédé par l’idée qu’il est coupable, forcément coupable.

 

Camus, l’air un peu vague et voulant éviter le débat

La culpabilité…bien sûr, évidemment… Qui ne traîne pas la sienne comme une grosse pierre toute prête à le tirer au fond de l’eau.

 

Sénac (furieux et méchant)

Ah ! Non, Camus, vous n’allez pas nous faire le coup du grand humaniste, qui ne connaît que l’universel. Les faits sont les faits, et vous ne pouvez pas passer votre vie à noyer le poisson !

Je prends un exemple on ne peut plus précis et d’actualité il me semble : ma mère, nos mères, puisque vous avez choisi d’en parler.

La mienne, je ne l’utilise pas pour me justifier de l’injustifiable. Vous êtes très fort, Camus, pour recourir aux sentiments quand vous en avez besoin. Pour moi les choses sont claires, et sans pathos: ou bien ma mère est d’accord avec moi, ou bien je réussirai à la convaincre et elle le deviendra ou bien j’irai mon chemin sans elle ; et de toute façon, la famille n’a jamais été mon fort.

 

Camus (amer)

Si je comprends bien, vous m’accusez d’avoir parlé de ma mère à Stockholm pour attendrir les foules: un procédé prémédité évidemment. Reconnaissez  tout de même que si c’était cela,  si j’en avais parlé pour m’attirer la sympathie, j’aurais plutôt raté mon coup, non? C’est d’autant plus dégueulasse qu’en Algérie, et dans tous les partis, presque tout le monde aurait dit la même chose, spontanément. Mais vous êtes une belle bande d’hypocrites, et  l’occasion était trop belle de me sauter dessus  en prenant des airs scandalisés. C’était trop beau, et je sais très bien que vous n’êtes pas près de me lâcher sur cette affaire-là!

En fait de préméditation, c’est plutôt le retour du refoulé comme disent nos chers psy. Dès que j’ai appris pour le Nobel, au mois d’octobre, j’ai pensé à elle (il montre la photo de sa mère) et je lui ai écrit pour lui annoncer que je voulais le lui dédier—c’était évident pour moi. Mais naturellement elle a refusé et c’est elle qui a eu cette idée sublime que je devrais plutôt remercier mon instituteur; alors vous comprenez pourquoi j’ai parlé de Louis Germain, et elle avait mille fois raison de me dire qu’il le méritait bien. Pendant mon discours et les cérémonies, j’ai pensé à eux tout le temps, à Germain, à ma mère, Catherine la sourde et l’illettrée ;  et je savais que c’était pour des gens comme eux que j’étais là. Comme lui et comme elle, qui ne voulait pas que je la cite. Seulement voilà, elle était trop présente en moi, alors tout d’un coup elle a émergé, c’était malgré moi mais  finalement je ne regrette rien, elle était là de toute façon.

 

 

Sénac faisant un demi-tour sur lui-même comme pour montrer qu’il change de conversation

Camus, je vous ai apporté mon dernier recueil, cela s’appelle Le Soleil sous les armes. Vous avez été mon premier “grand” éditeur en 1954, et je ne l’oublie pas, pas plus que je n’oublie le geste de René Char qui a préfacé mon livre de débutant. Mais pour ce que j’ai à dire maintenant, Gallimard ne serait pas le meilleur choix. Subervie, à Rodez, dit qu’il ne fait pas de politique, mais il nous aide beaucoup. Il vient de sortir un numéro spécial d’Entretiens sur l’Algérieje l’ai avec moi mais je ne peux pas vous le laisser parce que je n’en ai pas d’autre pour le moment. Pour en revenir à Kateb Yacine dont nous parlions, c’est moi qui en fait la présentation et je voudrais bien vous lire quelques lignes de lui que je cite, au cas où vous ne leur auriez  pas prêté attention dans l’entretien qu’il a donné aux Lettres nouvelles.

C’est important parce que je suis sûr qu’il répond à des inquiétudes  très présentes chez vous, et chez beaucoup d’autres d’ailleurs. Il montre les enjeux de notre combat, y compris et peut-être surtout dans le domaine de la culture. Ecoutez, Camus, c’est une magnifique ouverture vers l’avenir.

 

 

 

Scène 4

 

Sénac, prenant la pose et lisant

Vous avez bien compris que ce n’est pas moi qui parle, mais Kateb Yacine :

 

Le système colonial a considérablement réduit l’enseignement de l’arabe et s’est chargé de l’enliser dans un conservatisme désespéré. Mais la décadence du monde musulman fut elle aussi un facteur de dépérissement pour la langue arabe. Depuis des siècles, elle est réduite à un rôle strictement religieux et corrompue par les castes aristocratiques qui en ont fait un orgueilleux jargon, précieux et exclusif, pour mieux dominer l’obscurantisme populaire. Il nous faut, en matière de culture, multiplier nos exigences...il serait déplorable que nos poètes de langue arabe continuent à chanter le lion-du-désert, la bien-aimée-aux-dents-de-perle, et autres fadaises à l’usage des illettrés....

 

Camus (qui pendant ce temps-là a dégagé son bureau s’y  installe dans une pose  typique d’odalisque)

J’aime presque autant les déguisements que vous, Sénac. Nous étions faits pour le théâtre tous les deux.

 

Sénac, prenant “Le soleil sous les armes” sur la chaise où Camus l’a posé:

Comment pourrais-je ne pas aimer le théâtre après avoir été pendant toute mon enfance déguisé, travesti, transformé en acteur par ma mère. C’était sa folie à elle, et ma sœur n’était pas épargnée  Parfois j’avais honte devant les copains, mais je me laissais faire. Comme cette fois, quand j’avais déjà quinze ans, où elle m’a fait traverser tout Oran déguisé en Saint Antoine de Padoue !!

Mais je ne lui en veux pas parce que sa folie était poétique. Elle m’a jeté dans la poésie, là sont les étoiles qui brillent à mon firmament, René Char ou Rimbaud

 

Camus, taquin,

Peut-être que vous finirez comme le Rimbe, avec une ceinture garnie de pièces d’or autour du ventre !

(Sénac retourne ses poches pour montrer qu’elles sont vides et fait des signes de dénégation)

Mais ne vous avisez pas de me reprendre le livre que vous venez de me donner: j’ai besoin de beauté, figurez-vous, et de lyrisme, moi aussi;

Camus ouvre le livre un peu au hasard et lit)

 

“Je parle pour que chacun connaisse mon pays,

Je parle pour tous les jeunes du monde,

Et je leur dis: regardez-là, il faut l’aimer notre mère

Cette Algérie droite et frappée dans le soleil”

 

(Camus s’approche de Sénac et lui passe le bras autour du cou)

Hijo mio, toi comme moi nous sommes les fils de notre mère mais c’est le soleil notre père, à tous les deux qui n’en avons pas eu. Oui, le soleil est notre père présent-absent, ce père omniprésent en forme de soleil que tu mets partout. Si simple et si inimitable, ton dessin du soleil, fulgurant comme ton génie poétique.

Noces, c’était mon hommage au soleil d’Algérie, et je n’aurais sans doute jamais dû essayer de dire autre chose. J’étais poète à l’époque, à ma manière…

 

Sénac

Savez-vous qu’en 49, j’ai écrit un poème intitulé Noces ?

 

Camus

 

Mais regardez dans quoi nous vivons maintenant: (il se déplace pour écarter le rideau et montre le ciel très gris qu’on voit à travers la porte fenêtre). Etonnez-vous après cela que nous soyons...comme nous sommes—vaguement schizophrènes, n’ayons pas peur des mots— à force de parler du soleil et de vivre dans son absence.

 

Sénac,se dégageant du bras de Camus:

Le soleil pour père, oui, je veux bien, surtout si vous parlez de soleil absent, mais vous avez entendu ce dernier vers où je dis:

“Cette Algérie droite et frappée dans le soleil”: c’est plutôt de l’Algérie comme mère qu’il y est question, cette mère-là, cette “femme sauvage” et mythique qui a son ravin dans Alger, est plus semblable à une veuve tragique qu’à une odalisque. Connaissez-vous le peintre Issiakhem? (Camus fait signe que non), c’est lui qui pourrait la peindre, comme une veuve douloureuse et grandiose.

 

Camus (pointant du doigt le tableau qui est en face de lui sur le mur):

Je ne connais pas votre Issiakhem, n’empêche qu’en matière de peinture algérienne, vous savez bien, cher Sénac,  que nous avons les mêmes amours et les mêmes goûts: notre cher et merveilleux copain Sauveur Galliéro. Le grand plaisir de ma vie, c’est de retrouver chaque matin sur le mur de ce bureau le tableau qu’il m’a donné en 1953, après son expo à la galerie Colline.

Oh ! je ne me plains pas (il jette un regard circulaire appuyé sur tout ce qui compose son bureau) — haut plafond, cheminée en marbre, stuc doré, ça va, . Mais à toi, je peux tout de même dire ce qui me manque :  aller “se taper un bain”, et que n’ai-je l’inimitable accent de Sauveur pour savoir le dire comme il faut!

 

Sénac (triste et joyeux à la fois)

Ecoutez-moi, Camus, et croyez bien à ce que je vais vous dire-là

Sauveur, c’est les plus belles années de ma vie et je pourrais être triste car je sais qu’elles ne reviendront jamais, jamais plus cette Algérie-là. Mais non je ne suis pas triste j’accepte, et bien plus, je le veux, je le désire profondément. Oui, en finir une bonne fois avec la Casbah si pittoresque des petits mendiants, que les flics tapent sur la tête pour les faire déguerpir le matin venu. Il y aura une autre Algérie, ce ne sera pas la même, ce sera celle à laquelle nous travaillons maintenant, dans la douleur et dans l’espoir.

 

Vous avez parlé de « Noces ». Eh ! bien, le premier de vos livres que j’aie lu, c’était “Noces”, justement  et c’est à cause de mon émerveillement pour “Noces” que je vous ai écrit la première fois, en juin 1947, quand j’étais au sana de Rivet. J’étais encore  un tout petit garçon de vingt ans à peine. Vous étiez déjà à Paris l’homme célèbre dont je ne savais même pas si je le rencontrerai jamais!

 

Camus

Et trois ans, après, c‘était chose faite.

 

Sénac

Mais pour ce qui est de la célébrité, je crois que je devrai m’en passer encore un certain temps ! D’ailleurs, avec quelques copains, en 43, nous avions formé un petit groupe qui s’appelait : Les poètes obscurs. Nous ne manquions pas de lucidité !

 

Camus

Puisque vous parlez de la gloire, cela me ramène à Noces : le seul moment où j’ai compris ce que cela voulait dire, c’est à Tipasa justement. La gloire de participer à la beauté du monde: au sens propre, d’en être une part. La gloire, si le mot avait encore un sens pour moi, ce serait d’ignorer toute médiocrité; mais  cela fait bien dix ans au contraire  que je ne connais plus qu’elle, je suis dedans jusqu’au cou, pas comme Sartre, qui pense qu’on peut se contenter de se salir les mains. Franchement, je croyais que j’étais prêt à tout mais en 52, après L’Homme révolté, j’ai découvert jusqu’où l’ignominie peut aller. Je n’ai pas encore réussi à savoir si finalement je m’en fous, ou si au contraire, ils ont réussi à me blesser mortellement. Parfois j’ai l’impression de me balader avec une plaie béante sous mon chandail. D’ailleurs tu vois, c’est à cause d’elle que j’étouffe (il sourit, mais de manière douloureuse et crispée)

 

Effectivement, depuis un moment, il semblait avoir du mal à respirer. Il va vers la porte-fenêtre et l’ouvre brusquement, puis il la referme un peu à cause du froid, mais la laisse un peu entr’ouverte cependant.

Et cet abruti de Gégé qui ne rentre pas.

S’adressant à Sénac, qui n’a pas l’air de comprendre

Au fait, est-ce que je t’ai dit pourquoi le chat de la maison s’appelle Gégé: G.G: à cause de Gaston Gallimard, évidemment, quel gros matou, celui-là!

 

Sénac (prenant l’air soulagé)

GG, Gégé…Ah! D’accord, vous me rassurez : j’avais compris Gégène...il faut croire que c’est une obsession, mais je ne suis pas le seul à y penser, malheureusement.

 

Camus (l’air consterné)

Je vous accorde, Sénac, que je fais beaucoup de plaisanteries idiotes mais s’il y a bien un sujet sur lequel je n’en ferai jamais, vous m’entendez, jamais, c’est la torture. Pas plus que sur la peine de mort qui appartient à la même sorte d’infamie.

 

Sénac

Je crois que vous venez justement d’écrire un livre sur la question.

 

Camus

Oui mais pas seul. J’avais besoin de m’appuyer sur un homme plus autorisé que moi à en parler. Arthur Koestler, qui a une petite dizaine d’années de plus que moi, qui est né en Hongrie, et qui n’a pas cessé de frôler des condamnations venues des  bords les plus différents.

Le siècle a été dur, dans notre chère Europe centrale, et si tu cumules le fait d’avoir été juif, communiste, anti-communiste et le reste à l’avenant, cela fait tout de même une rude histoire. Le bon côté, c’est qu’après cela, on est immunisé contre les petites ou grosses méchancetés de Madame de Beauvoir, même quand elle y met du sien pour être plus garce que nature.

(après un temps de réflexion)

Simone de Beauvoir, c’est juste le contraire de ma mère; tout ce que l’une a, l’autre ne l’a pas. Alors forcément, on n’était pas fait pour s’entendre!!

 

 

 

Sénac

Mais quelle importance, Camus, que vos histoires parisiennes ! Je suis comme Hamid dont je vous parlais, et comme tous les garçons de son âge en Algérie.

Hamid, je n’ai pas besoin qu’il m’explique pourquoi il est ainsi, car je sais ce qu’il croit, d’où lui vient sa force et son immense confiance dans l’avenir: pas un instant il ne doute que l’Algérie aura son indépendance, sans doute dans un très proche avenir, mais n’importe le temps qu’il faudra; et moi aussi je suis comme eux, je sais que nous ne nous arrêterons pas avant de l’avoir obtenue.

 

Camus

C’est votre “n’importe”, Sénac, qui me fait froid dans le dos: “n’importe le temps qu’il faudra”—allez-vous jusqu’à dire  « n’importe le nombre de morts »? Comment pouvez-vous parler sur ce ton presque enthousiaste des victimes qui inévitablement vont continuer à s’accumuler pendant des années, et dans tout le pays, comme elles l’ont fait l’an dernier dans les bars d’Alger et sur les plages du Sahel? Rien que des innocents évidemment, puisque le grand moyen d’action du terrorisme, comme son nom l’indique, c’est la terreur; il faut que chaque individu vive dans la peur de mourir atrocement, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, si honnêtes et bons que soient ses sentiments.

Des professions de foi moi aussi je peux en faire, quoique moins flamboyantes et moins exaltées :

Je dirai tout simplement, à toi et à ces chers garçons, qu’il ne faut oublier personne et que tous ceux qui vivent en Algérie ont le droit d’y rester. Mais je dirai surtout qu’il faut d’abord et avant tout arrêter la violence qui ne peut produire que des morts et qui n’est jamais la solution.

 

Sénac

Et si la violence était vraiment accoucheuse de l’Histoire, comme l’a dit Marx et comme d’autres  ont pu le constater souvent, car les exemples ne manquent pas. Est-ce que vous ne seriez pas par hasard en train de flotter sur un petit nuage rose, que vous êtes le seul à voir de cette couleur. Noir de tempête, rouge de sang, mais lumineux aussi de l’avenir dont il est porteur. En attendant, ce n’est pas nous les porteurs de violence car je dirai bien du colonialisme ce que Jaurès a dit du capitalisme: qu’il porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage.

 

Camus (très ferme, emporté et catégorique)

Non, vous ne me ferez jamais croire qu’on approche de la justice et du bonheur pour tous en ajoutant des morts aux morts.(Il se jette sur la fenêtre et l’ouvre toute grande). Cette idée est une perversité de l’esprit, née dans un cerveau malade; et ce genre de malades, le siècle nous en a déjà apporté assez comme ça. Je suis effaré que des intellectuels soient assez tordus pour en faire leur doctrine.

 

(il s’agite de manière pathétique, comme s’il chassait des mouches avec ses mains)

Vous comprenez, voilà déjà quelques années que j’entends ce genre de discours, au nom duquel  on tolère les massacres et peut-être même qu’on les prône : on tue avec certitude et en toute tranquillité d’esprit  parce qu’on sait qu’on est dans le sens de l’Histoire. Eh! bien je dis non!!

 

 

 

scène 5

 

Suzanne (qui avait quitté le bureau depuis un moment, revient et commence à dire quelques mots puis s’interrompt en voyant la fenêtre entr’ouverte. Elle regarde Camus avec inquiétude, il étouffe sa toux )

La fenêtre ouverte! Vous êtes fou, Albert, avec ce froid, et humide en plus: on dirait qu’il va neiger!

 

Suzanne

C’est toujours le même chose avec vous deux. Dès que vous êtes face à face vous n’êtes plus dans le quotidien, on vous croirait dans un prétoire.

 

Camus

Je ne peux pas laisser passer ce que Sénac sous-entend : je serais parisianisé, j’aurai oublié l’Algérie.

 L’Algérie, elle ne me quitte pas. C’est ma ligne bleue des Vosges à moi, comme on disait sous la Troisième. La preuve... enfin, de toute façon, on me reprochera toujours quelque chose, de m’en occuper trop ou pas assez. Pas comme il faudrait, pas autant qu’il faudrait: je suppose que c’est votre point de vue, Sénac et que vous ne cessez d’être le procureur qui procède à mon jugement.

 

 

Sénac

Mais tout simplement je constate.

Quand vous dites que l’Algérie ne vous quitte pas, je n’en suis pas si sûr, Albert.  Nous les Algériens nous avons plutôt l’impression que vous trouvez toutes les occasions de vous mobiliser pour une autre cause que la nôtre; et pour prendre un exemple, on dirait que les insurgés hongrois vous bouleversent plus que ceux de chez nous.

 

Camus

Ce qui s’est passé en Hongrie est monstrueux  et j’ai honte pour nous, les intellectuels occidentaux, qui n’avons pas eu un mot, sauf exception, pour dénoncer les crimes de l’Armée rouge.

 

Sénac (agacé)

Camus, est-ce que vous ne croyez pas qu’il  y a des urgences, et même urgentissimes? De la Hongrie, on peut discuter, mais en matière d’écrasement, pas besoin d’aller chercher l’Armée rouge, l’armée française peut nous suffire pour le moment!

De toute façon, s’il fallait choisir, je choisirais toujours le communisme plutôt que la colonisation.

La colonisation, c’est le mal absolu, et pour moi, la première des tâches, sans laquelle rien d’autre n’a de sens, est de nous en débarrasser.

 

Camus

Je serai d’accord avec vous, Sénac, pour dire que c’est un triste cadeau qui nous vient du siècle précédent. Mais qu’est-ce que le communisme vient faire là-dedans et pourquoi voulez-vous choisir entre ces deux calamités qui sont indépendantes l’une de l’autre—sinon que le communisme cherche tous les points sensibles pour étendre son influence mondialement.

L’horreur sanguinaire que notre siècle à nous a inventée, mais que beaucoup de gens limitent au nazisme, sans voir son autre aspect aujourd’hui menaçant, c’est le totalitarisme. Il a déjà fait des millions de morts et il continue et malgré cela nous avons droit, ici même, à nos adeptes du terrorisme intellectuel, qui viennent nous expliquer que toutes ces horreurs vont dans le sens de l’Histoire! Facile de se mettre dans le bon sens, quand on est dans son bureau à Paris.

 

Sénac (l’interrompant)

Arrêtez, Camus, de nous ramener à vos débats avec Sartre, qui finalement sont tellement franco-français. Croyez-vous qu’en Algérie cela passionne qui que ce soit?

 

Camus

Désolé, Sénac, mais c’est tout de même mon histoire à moi, qui ne date guère que de cinq ou six ans, et j’ai suffisamment été traîné dans la boue, voire étripé par la fine équipe des Temps Modernes pour avoir le droit de me défendre contre leur mauvaise foi! Comment voulez-vous que je n’y pense pas quand je m’engueule avec vous? Pour le coup j’ai vraiment l’impression de l’éternel recommencement, façon Sisyphe : et voilà, il faut que je recommence  à grimper la pente en poussant mon rocher devant moi (Il mime ce mouvement difficile et douloureux). Mon rocher s’appelle tantôt Sartre, tantôt Sénac, et il ne manque pas d’autres noms, sans parler de ceux qui viendront si Dieu me prête vie. Quand j’écrivais Le Mythe de Sisyphe, je ne comprenais même pas à quel point c’était vrai et à quel point je parlais de moi!

 

Suzanne  avec reproche.

Mais vous avez aussi d’excellents amis, Albert, vous le savez bien !

 

Camus

Vous avez raison, Suzanne, et j’ai même d’excellentes amitiés féminines, ce qui est plutôt rare pour un homme, à ce qu’on me dit. Ce qui n’empêche pas qu’avec elles, il  y a aussi des  problèmes, d’autres problèmes, et ils sont sans fin. Sisyphe, vous dis-je, je suis Sisyphe !

 

Suzanne, ironiquement

Dans certains cas, il doit bien y avoir un certain plaisir à tenir le rocher entre ses mains.

 

Camus, avec un fort accent Pied Noir:

Oh! Suzanne, oh!

 

Sénac

Quoi qu’il en soit, Camus, vous êtes tout de même un Sisyphe très parisien.


Acte II

 

Le sacrifice de soi et/ou le bonheur : quel choix ?

 

Scène 1

Suzanne

Finalement Feraoun ne viendra pas. Son père n’en a plus pour longtemps.

Il y a deux mois, des paras l’ont frappé parce qu’il n’avait pas pu se déplacer à leur commandement.

Tout dur-à-cuire qu’il est, après avoir fait ses classes dans une usine d’Aubervilliers, Feraoun doute qu’il puisse voir le début d’une autre année. La Kabylie se dépeuple de toutes les façons.

 

Camus

Feraoun lui-même en est parti, j’y vois un signe impressionnant. J’aurais juré qu’il serait  le dernier...

 

Sénac

Et pourtant c’est un écrivain reconnu, admiré, alors même qu’il ne fait rien pour cela!

 

Camus

Je ne suis pas sûr que les écrivains aient ni qu’ils auront leur place en Algérie.

 (Riant, le doigt en l’air ) Et méfiez-vous, Sénac, peut-être que vous aussi, un jour, vous ferez partie de cette race maudite dont personne ne veut!

 

Sénac un peu choqué

Je revendique ma qualité de poète et d’écrivain mais pour autant, je n’en fais  pas moins partie de mon peuple, et je me meus en lui comme un poisson dans l’eau. C’est une affaire de choix, le mien est clair, et je le sais définitif!

 

Camus riant

c’est une affaire d’âge. Au mien, on a perdu l’espoir  de trouver la rivière où on pourrait  nager allègrement dans le sens du courant. Nous sommes comme les saumons qui doivent remonter le cours de la rivière pour frayer, c’est à ce prix que nous sommes féconds nous aussi !

D’ailleurs Feraoun est parfaitement lucide là-dessus , il me l’a dit et il me l’a écrit , d’ailleurs voici ses propres mots :

(il prend une lettre dans le tiroir de son bureau) :

 

« Je vis parmi les miens et j’y resterai, avec le vague espoir de faire un jour quelque chose d’utile. De toute façon, je suis voué à être dans la contradiction, c’est sûrement une affaire de caractère autant que d’histoire personnelle. Ma culture est française, mon être est kabyle, et cet être que je suis, comme les autres Kabyles, veut l’indépendance, mais de là à croire qu’après ce sera le bonheur, ou la liberté, ou la justice, je suis trop lucide pour avaler ce genre de bobard : c’est la faute  à ma lucidité et  j’en crève !

 

Camus lève les bras au ciel et écarquille les yeux

En somme, il est prêt à se sacrifier pour une cause à laquelle il ne croit pas! J’exagère à peine. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a impressionné, il avait l’air hanté par cette idée de sacrifice. J’aime trop la vie pour y croire mais enfin, lui, moi, toi Jean Sénac : nos corps aujourd’hui si vivants seront peut-être des victimes égorgées sur quelque autel, si misérable soit-il, comme des victimes offertes à des dieux aussi avides qu’indifférents.

 

 

Sénac

Pour moi, je refuse votre pessimisme.

Le temps des plaisirs reviendra.

Moi-même ici présent, je n’ai pas  envie de renoncer aux plaisirs qui m’attendent sur les plages d’Alger le jour où j’y retournerai...

 

Camus

Comme on le sait, j’ai renoncé à me mêler des affaires d’Algérie, mais cela ne veut pas dire que je ne m’y intéresse pas et que je n’aimerais pas y revivre un jour ni voir ce pays heureux. C’est la mort que je n’aime pas.

 

Suzanne

Je confirme!

 

Sénac gravement

Contradiction ou pas, je suis un jouisseur mais je crois à la nécessité des victimes : il en a toujours fallu pour fonder une nation, surtout dans notre monde méditerranéen et puisque nous parlons théâtre, je ne suis pas loin de penser que cela pourrait être un rôle pour moi. D’ailleurs, dans la tragédie antique…

 

Camus, agacé

Mais non, Sénac, la tragédie grecque n’a rien à voir là-dedans. Le fond de l’histoire, de votre histoire, c’est que vous vous prenez pour Jésus-Christ!

 

Suzanne, scandalisée

Mais c’est très méchant, Albert, de dire des choses pareilles. Je n’aurais pas cru cela de vous.

 

Sénac

Moi je ne suis pas fâché du tout, même si en effet, pour Camus, cela ne peut être que ridicule.

il hausse les épaules.

J’ai en ce moment dans ma chambre le “Christ arabe” de Sauveur, ce qu’il a voulu dire me semble tellement évident.

 

Suzanne

Je le connais.

Rien ne m’émeut plus que ce tableau

 

Camus, un peu confus

Bon, si vous invoquez la peinture de Sauveur, je vous laisse le dernier mot, et j’arrête de discutailler.

Se tournant vers Sénac

Toi qui es  mieux renseigné que moi, dis-moi un peu ce que te racontent tes amis d’Alger.

 

Sénac

 Les gens ont été très impressionnés par la soutenance de thèse de Maurice Audin, in absentia évidemment, puisqu’il n’a jamais reparu depuis son arrestation. Les membres de son jury ont été parfaits, d’un grand courage: ils ont fait comme si de rien n’était et lui ont décerné son titre de docteur. Et maintenant sa femme se débat plus que jamais pour obtenir une enquête officielle. Elle a raison,  mais il est trop évident que rien ne sera fait, et d’ailleurs maintenant, après six mois ou davantage, tout le monde sait à quoi s’en tenir.

 

 

Camus, le front soucieux mais ne voulant manifestement pas répondre sur ce point

Roblès m’a parlé du Service des centres sociaux qu’a fondé Germaine Tillion. J’ai pour tout ce qu’elle dit une très grande admiration, et je suis très enthousiaste à l’idée d’écrire la préface que l’éditeur américain m’a demandé pour la traduction de son œuvre. Une fameuse bonne femme, formée par l’expérience des camps nazis. Elle me confirme dans l’idée  que l’élite, la vraie, de l’époque actuelle, est faite de ceux qui en ont réchappé. Camps nazis ou camps soviétiques, les deux existent, comme chacun sait.

 

Sénac

 Pour nous en tenir à Germaine Tillion, oui, Camus, c’est une grande bonne femme et comme elle doit avoir 20 ans de plus que moi, je n’ai pas l’âge de la contredire. Mais en un sens elle est comme vous, et c’est bien ce que vous aimez en elle: Ni vous ni elle ne croyez à l’indépendance de l’Algérie et vous n’en voulez pas, elle vous fait l’effet d’une catastrophe à éviter par-dessus tout. Mais quand bien même elle en serait une, mettez-vous bien dans la tête, Camus, qu’elle n’est pas évitable, elle ne l’est plus et d’ailleurs elle ne l’a jamais été.

 

Camus

C’est aussi ce que me dit Feraoun, dans cette même lettre dont je vous lis encore un passage :

 

« il y une chose dont je ne peux douter, c’est que le peuple veut l’indépendance et qu’il est prêt à tout supporter, à tout subir, pour en arriver là. On pourrait croire les Kabyles à bout de force, et comment pourrait-il en être autrement? Mais si vous leur demandez ce qu’ils veulent, c’est l’indépendance et la paix: la paix après l’indépendance, ils savent maintenant qu’ils ne pourront pas l’avoir avant cela. »

 

( pensif et parlant très calmement)

Je suis bien obligé de vous croire, et de croire aussi qu’à peu près sûrement ils gagneront. Mais au prix de combien de morts? Quand je pense aux hécatombes qui nous attendent encore, comment voulez-vous que je ne cherche pas, désespérément, une autre solution.

 

Suzanne entre avec un télégramme à la main et s’approche de Camus

 

Suzanne

Voici un télégramme pour vous de Stockholm—l’ambassade de France. Il paraît qu’il y a là-bas une sorte d’Amicale des Algériens qui vivent en Suède, sans autre précision, mais ces gens-là tiennent à vous faire savoir solennellement qu’ils ne sont pour rien dans l’intervention de l’étudiant qui s’en est pris à vous. Ils disent qu’ils n’ont rien à voir là-dedans et que ce garçon ne parlait pas en leur nom. D’ailleurs il n’appartient pas à leur groupe, ni à aucune organisation nationaliste connue. On ne sait pas au juste qui l’a poussé à vous prendre à parti.

 

Camus

Pourquoi ne serait-ce pas sa propre décision, ou conviction?

En tout cas, il a été la personne de cette assistance qui s’exprimait avec passion; je reconnais que j’ai été un peu surpris au début mais finalement plutôt content : on peut aller jusqu’à dire que c’était inespéré!

Je vous jure que je ne regrette pas du tout le dialogue qu’il  y a eu entre nous; d’ailleurs, si j’avais été à sa place, j’aurais sans doute dit la même chose que lui.

 

Sénac

sur un mode ironique

Puisque vous voulez savoir ce qui se dit à Alger je ne repartirai pas sans vous avoir annoncé la dernière nouvelle, d’autant que j’ai bien envie d’avoir votre opinion là-dessus. Figurez-vous qu’ils sont un certain nombre là-bas—mais je ne sais pas d’où est venue la rumeur—à annoncer que nous aurons bientôt un nouveau Sauveur, celui grâce à qui tout va s’arranger!

 

Regards étonnés des deux autres 

 

En fait, ce n’est pas un nouveau, il a déjà fait ses preuves ailleurs, et on ne peut nier que ce soit brillamment...mais pour ce qui est de l’Algérie...on n’a jamais entendu dire qu’il ait la moindre compétence. Eh! bien oui, vous l’avez peut-être deviné, c’est De Gaulle qu’on nous annonce, il paraît que dans quelques mois on va le sortir du placard pour nous l’envoyer, et que tout le monde sera ravi-content, parce que tout le monde en veut.

 

Sénac fait un geste pour dire que ces gens sont fous

Comme s’il n’y avait pas  déjà trop de militaires galonnés en Algérie ; ils vont finir par s’entretuer !

 

Camus

Les foules veulent un homme providentiel: ils ont déjà eu Hitler et Staline, mais ils n’ont pas encore compris que, hors la démocratie point de salut. Ceci dit, pourquoi pas, après tout, au point où on en est. Il faut tout essayer, et bien se mettre dans la tête que ce n’est pas une histoire de droite ou de gauche: il ne fera pas pire que les socialistes; enfin, on ne peut pas faire pire de toute façon que ce qui a été fait jusque là!

 

(riant)

Mais j’imagine la tête de Roblès, lui qui est resté communiste comme au premier jour—enfin c’est ce qu’il prétend.Feraoun et lui se sont connus en blouse grise à l’Ecole Normale de la Bouzaréa, en 29, ou en 32? Pas moins de vingt-cinq ans, en tout cas. Moi je l’ai connu en 37, c’est le théâtre qui nous a réunis, et le théâtre espagnol en particulier, que nous aimons autant l’un que l’autre. L’été dernier, à Angers, j’ai monté un Lope de Vega, Le Chevalier d’Olmedo, et j’étais heureux comme un roi—plus que devant le roi de Suède, croyez-moi !

Pour en revenir à Roblès, je lui rend hommage d’avoir été avec nous il  y a deux ans dans le Comité pour la trêve civile.

 

 

Sénac:

Résultat ?

 

(Suzanne quitte la pièce mais revient peu après ayant un grand plateau entre les mains)

 

 

scène 2

 

Sur cet immense plateau des dattes, des oranges, et un choix de gâteaux algériens ; elle le pose sur une petite table en disant à la ronde.

 

Suzanne:

 

C’est un cadeau de Michel, qui me l’a fait envoyer pour vous.: il a des amis qui viennent d’arriver de là-bas, ils ont une ferme dans la Mitidja.

 

 

Camus

 

(Il prend une orange et la fait tourner devant les yeux de Sénac)

Grande merveille: “La terre est bleue comme une orange”: c’est Eluard qui l’a dit.

Et vous, Sénac, qui êtes poète comme lui, vous diriez sûrement que l’orange est belle comme un soleil: regardez, il ne lui manque que cinq petits rayons pour être le soleil qui est devenu votre signature. Aussi beau que l’étoile de Cocteau !

Mais on va les manger tout de même, non? Qui dit hiver dit manque de vitamines ; et puis ça me changera : ils ne nous ont pas offert de zlabias ni de makrouds à Stockholm, heureusement pour mon bel habit du Cor de chasse!

 

Suzanne (elle sort d’un placard des assiettes et des couteaux)

Nous avons tout ce qui faut pour un petit goûter: quand les enfants viennent voir leur père...ou plutôt quant ils venaient, ils ont un peu passé l’âge du goûter maintenant.

 

Sénac:

Je ne sais pas si je serais capable de manger une orange ici, ce ne serait pas convenable: je n’aime que mordre dedans et me faire couler tout le jus sur le menton. C’est comme ça qu’on les mangeait avec Sauveur, assis sur les escaliers la Casbah, comme des petits voyous.

 

Camus (taquin))

Pas de souci, Sénac, vous serez toujours un petit voyou où que vous soyez!   Et je sais que je vous flatte en disant cela.

 

(un peu sentencieux) :

J’ai découvert à Stockholm qu’on est toujours le même homme, petit voyou ou invité d’un Roi, et j’ai découvert aussi que mon drame, probablement,  est de ne vouloir renoncer ni à l’un ni à l’autre.

 

Sénac(sur un ton agressif)

De ne vouloir ou de ne pouvoir... C’est si vite fait d’être figé dans une pose. Il me semble que vous êtes devenu maintenant comme la statue de vous-même, coulé dans le bronze des hommes illustres, pour l’éternité et au-delà.

Camus s’apprête à réagir vivement mais Suzanne  intervient

 

Suzanne :

En tout cas, celle qui a été la plus belle là-bas, et totalement naturelle dans sa robe longue de guipure brodée, c’était Francine. Tout le monde a admiré votre femme, Albert, et je me réjouis vraiment pour elle de son succès.

 

 

Camus (très ému, riant comme s’il allait pleurer )

Pour une fois que  quelqu’un a été heureux grâce à moi, peut-être que cela valait le déplacement. D’ailleurs c’est cela le vrai bonheur : rendre quelqu’un heureux.

Moi si je suis heureux c’est plutôt comme Sisyphe :

 “il faut imaginer Sisyphe heureux”.

Ça doit être vrai puisque c’est moi qui l ‘ai dit !

 

(il se sert dans le plateau apporté par Suzannel)

Heureux de me coller de la datte plein les doigts, heureux de respirer l’odeur des oranges.

C’est drôle comme les odeurs peuvent vous manquer; elles sont les plus tenaces dans le souvenir.

 

Suzanne

Vous devriez être de meilleure humeur. Avec le courrier qu’on reçoit depuis le Nobel, il y a vraiment de quoi s’amuser !

 

 

(elle raconte à Sénac)

Dans la maison on est quelques-uns à attraper des fous rires incroyables, tous les jours, à l’arrivée du courrier. Depuis que nous avons eu le Nobel, comme nous disent nos chers correspondants, ils sont des dizaines et même plus que ça à nous faire des propositions loufoques sur tout ce que nous pourrions leur acheter, dans le genre produits de luxe, pour être à la hauteur de l’événement. Raymond Queneau veut absolument qu’on garde les lettres, je ne sais si c’est pour un de ses prochains bouquins, alors il les stocke dans son bureau. Et il en glousse tellement ça l’amuse!

 

 

 

Camus

Pour Feraoun, j’y pense, il faudrait que quelqu’un passe au Seuil chercher  des exemplaires des Chemins qui montent. Quel beau titre…

D’ailleurs, il n’est pas sans rapport avec le mythe de Sisyphe. 

L’important c’est de monter, ensuite, une fois qu’il a été hissé au sommet, le rocher de Sisyphe est assez lourd pour redescendre tout seul

 

Sénac, ironique

Et cela s’appelle “la chute”

 

Camus, s’agitant

Suzanne, trouvez moi mon texte de Stockholm, je l’ai mis dans une enveloppe pour Feraoun.

Les idées que je voulais absolument faire apparaître, ce 10 décembre 1957, me tiennent à cœur depuis longtemps et seront miennes, je le suppose, jusqu’à la fin de mes jours. Il est d’ailleurs évident que je pensais tout autant à vous, Feraoun, Roblès, Sénac  qu’à moi-même au moment où je les formulais.

 

(Suzanne lui met son texte dans les mains. Il prend la pose, comme avait dit Sénac, qui rit ironiquement en le regardant)

 

Et d’abord l’idée que l’art ne saurait être une réjouissance solitaire—vous savez à quel point il est important pour moi d’opposer solitaire et solidaire: de t à d, c’est la lettre qui change tout, le renversement existentiel comme diraient mes petits camarades sartriens.

Ensuite, et pour bien préciser le rôle de l’écrivain, par un autre renversement fondé sur le changement d’un mot, j’ai dit à nos braves Suédois, Roi inclus, que l’écrivain n’est pas au service de ceux qui font l’histoire, mais à l’inverse au service de ceux qui la subissent. Tout simplement parce que c’est eux qui en ont besoin. Tout écrivain qui se met au service du pouvoir ne peut que perdre sa qualité d’artiste.

(Camus attend un peu et quête du regard une réaction qui ne vient pas)

 

Enfin si le cœur vous en dit, vous pourrrez  lire mon texte tranquillement. Le voici.

 

Sénac

Puisque chacun ici fait la théorie de son propre travail, je devrais vous dire moi  aussi quelques mots de ce que je pense du mien. Seulement voilà, je ne le ferai pas et pour une raison simple  mais essentielle, c’est qu’un poète n’a pas à faire sa propre théorie. Quelqu’un a dit, à propos de cela ou d’autre chose, que c’était comme de laisser l’étiquette visible sur un vêtement : je suis totalement d’accord. Le poète écrit de la poésie, il en dit, il en proclame en même temps qu’il en vit. Ma poésie ne s’explique pas, elle touche et elle convainc, et je suis sûr qu’elle peut le faire à condition toutefois qu’elle atteigne son public. Vous m’y avez aidé, Camus, en me faisant publier chez Gallimard, ce qui n’est pas rien.

 

Camus (se mettant à chanter)

Et comme dirait ma chanteuse préférée, je ne regrette rien.

(Il se met à danser sur le même air) ;

J’adorrre danser (avec l’accent de Salvador Dali)

danser avec une femme...et la serrer bien fort contre soi

il fait le geste d’un danseur de tango qui renverse sa cavalière

 

Sénac

ça y est, le revoilà dans son numéro de séducteur. Ne vous a-t-on pas dit que votre sosie ou votre modèle, Humphrey Bogart, est mort et bien mort, cela doit faire juste un an maintenant, et que les temps sont en train de changer. A mon avis, dans une dizaine d’années, on ne reconnaîtra plus rien du monde d’aujourd’hui, et même ou surtout la façon de faire l’amour seront complètement différentes.

 

Camus (faisant diverses mimiques)

Ah! bon? Mais moi la façon actuelle me va très bien!

 

Sénac

Evidemment, c’est bien ce que je pensais, vous êtes un vieux réac et vous ne vous en doutez pas du tout.

 

Camus (prenant un ton un peu vulgaire)

Excusez-moi, mon cher, si vous voulez parler de l’amour entre garçons, permettez-moi de vous dire que ce n’est pas nouveau, et d’ailleurs ce n’est pas pour rien qu’on parle d’amour grec.

 

Sénac

Ah! Nous y voilà, je me disais bien.

 

Camus

Vous devriez être flatté que je vous compare à Socrate, et si un jour vous vous laissez pousser la barbe, ce sera encore plus évident.

 

Sénac

Je crois que je penserai plutôt à Verlaine, tant il est vrai qu’en tout jeune garçon, je vois l’image de Rimbaud.

 

Suzanne

Moi Rimbaud, je l’admire, et chaque fois qu’on parle d’un jeune soldat mort je pense à celui qui “a deux trous rouges au côté droit”:

 

Nature, berce-le chaudement : il a froid

 

Moi quand j’entends ce vers-là, je ne peux pas m’empêcher de pleurer.

J’ai beau savoir que Le dormeur du val, c’était en 1870, pour moi, c’est juste comme si je voyais ce pauvre soldat mort aujourd’hui, au coin d’une rue ou d’un bois.

 

 

(elle sort du bureau )

 

scène 3

 

 il ne reste plus que Camus et  Sénac

 

Sénac (se rapproche de Camus et lui prend les deux bras)

Camus, retenez bien une chose, je suis venu aujourd’hui parce que je voulais vous voir, parce qu’on ne trace pas un trait sur une amitié comme la nôtre et que même si on le voulait on ne le pourrait pas. Il se peut que cette rencontre soit la dernière entre nous, mais de toute façon, elle n’effacera rien de ce qui s’est passé auparavant.

 

Camus

Evidemment, Sénac, notre amitié est, elle sera jusque dans la mort où nous l’emporterons.

J’ai quarante-quatre ans vous trente et un, et cela fait cinq ou six ans que nous nous connaissons vraiment—ce qu’on appelle une amitié de l’âge adulte, pas les sentiments ambigus et volatiles des adolescents. Nous ne sommes pas d’accord sur la guerre d’Algérie, sur la violence, sur les éventuelles solutions. Pour tout vous dire, des solutions je n’en vois pas ou plutôt si j’en vois je sais que personne mais vraiment personne ne les acceptera. Pour moi, il faudrait que les deux communautés, européenne et musulmane, puissent rester dans leur pays et qu’elles y soient représentées à parts égales et chacune à part entière. Mais ce système ne pourrait fonctionner que s’il était très fortement voulu par les uns et les autres, ce qui n’est évidemment pas le cas. Alors à court terme du moins l’histoire ne peut que mal finir ; oui, à court terme, Sénac, je m’attends au pire et je n’ai même pas, comme Feraoun, l’idée que si je meurs, je me serai sacrifié à la cause. La cause mais quelle cause?

Si je meurs bientôt, ce qui est fort possible, ne serait-ce qu’à cause de ça (là il tousse ostensiblement, à plusieurs reprises et met ses deux mains sur sa poitrine), ce sera bêtement, absurdement comme je dis,une mort qui n’a pas de sens. Vous, c’est autre chi ose, vous avez vos convictions. Vous êtes chrétien et je suis païen.

(il se rapproche du plateau de fruits restés sur la table et le prend à bout de bras)

 

Le paganisme c’était cela Sénac, et moi je crois profondément au paganisme méditerranéen. Mais vous vous êtes chrétien, c’est pour cela que vous êtes plus fort que moi, vous avez une foi.

Remarquez que je le dis sans mauvaise intention, vous voyez bien que d’une certaine façon je vous envie. (prenant un air de reproche) Mais tout de même, de là à fréquenter ce cul-béni de François Mauriac … enfin j’imagine que vous lui faites passer le grand frisson et que c’est ce qu’il cherche !

 

Sénac

Vous êtes bêtement jaloux, Mauriac est un homme qui pense très justement sur l’Algérie et c’est ce qui m’intéresse.

A part cela, et pour en revenir à cette opposition que vous imaginez entre paganisme et christianisme, je ne suis absolument pas d’accord avec vous. Car c’est la même chose, Camus. Mon christianisme est païen et, vice versa, mon paganisme est chrétien. Si la Méditerranée a un sens, c’est bien parce qu’elle permet d’être les deux à la fois. Moi aussi, à une petite génération d’écart, j’ai été formé comme vous par des écrivains et des artistes qui se disaient méditerranéens, et j’ai toujours aimé l’idée mais ils en avaient une conception trop étroite, c’était juste pour se donner un genre et pour se distinguer des auteurs franco-français. Quand j’y pense, tout cela me paraît tellement incroyablement démodé! Même si la guerre d’Algérie ne nous apportait que cela, du moins elle nous aurait débarrassés de ces vieilleries!

 

Camus

Comme vous y allez Sénac, vous voilà aussi injuste qu’Amrouche, et c’est dommage que Feraoun ne soit pas venu parce qu’il vous aurait dit ce qu’il en pense, de celui-là. Moi je sais tout ce que je dois à Jean Grenier et je n’aurai pas l’ingratitude de le renier. eVous dites et je vous en remercie, que vous aimez Noces, mais Noces vient directement de toute cette école méditerranéenne que vous voulez mettre au placard!

 

Sénac

Pour tout vous dire, oui, je préfère mille fois Noces à L’étranger qui me paraît très ambigu. En Algérie, on ne comprend pas ce que vous avez voulu dire.

 

Camus(riant)

Eh! bien voilà c’est toute l’histoire de mes livres et la mienne accessoirement: en France on n’a rien voulu comprendre à L’homme révolté et en Algérie c’est L’étranger qui ne passe pas, qui ne passera pas de sitôt probablement.

Si je voulais jouer à l’artiste maudit, j’aurais de quoi, heureusement ça n’est pas mon genre!

Vous voyez, Sénac, on peut être célèbre comme vous dites sans être compris ni accepté. Je vous souhaiterais plutôt l’inverse mais rien n’est garanti, et comme disait déjà Stendhal, on commence en général à être compris quand on est mort, après une cinquantaine d’années.

 

Sénac

Je ne me sens pas maudit du tout, mais pas assez connu en effet.

 

 

 

 

Fin de l’Acte II


 Acte III

 

Scène 1

Camus

 

En fait Sénac, vous êtes sans doute plus connu que vous ne le croyez.

En tout cas, j’ai rencontré un acteur, qu’on appelle Michel H, et qui connaît des poèmes de vous.

 

Sénac (très intéressé)

Ah ! bon, et comment les a-t-il découvert ?

 

Camus

Je lui ai posé la question, il dit qu’avant  d’être acteur, il avait commencé des études de médecine, et rencontré des étudiants algériens, entre autres Ahmed Taleb.

Justement je n’ai aucune nouvelle de lui depuis qu’il est en prison. En avez-vous à me donner ?

 

Sénacl

Il est maintenant à la prison de la Santé, mais il est question qu’il soit de nouveau transféré à Fresnes. En tout cas, il lit et écrit beaucoup, et comme il a la possibilité d’envoyer des lettres à ses amis (même si elles sont censurées, évidemment) on a gardé le contact. Ils sont là-dedans toute une bande d’Algériens, Lacheraf, Ben Bella, Aït Ahmed, et ils préparent la suite.

 

Camus

Merci, Sénac, de m’avoir fait rencontrer ces garçons;  ils m’ont fait l’effet d’être vraiment intelligents.

 

Sénac sur un ton amer

Et pourtant, je ne peux vous cacher qu’après la rencontre que j’avais organisée ici même, ils sont repartis très déçus.

 

Camus

Est-ce que vous n’êtes pas en train de dramatiser, Sénac. L’ambiance était plutôt sympathique, on était tous assis par terre à boire du thé…

Sénac secoue la tête et hausse les épaules

 

Oui, je sais, il n’y a pas eu de débat de fond, mais ce n’était pas possible : à partir du moment où je ne suis pas du FLN et ne le serai jamais…

 

Sénac

Personne n’attendait de vous des déclarations pro-FLN, encore que…Mais bon, ce n’est pas ce qui les a choqués, ils savaient à quoi s’en tenir. Non, ce qu’ils ont mal vécu, c’est que pas un moment, vous ne les avez pris au sérieux. Vous les avez traités comme des gamins qui jouent les durs, et pourtant je vous prie de croire qu’il n’y a pas plus conscients qu’eux, je veux dire conscients de ce qu’ils veulent, et d’un certain nombre des moyens pour y parvenir.

Ils croyaient que d’une manière ou de l’autre, sans sortir de vos positions humanistes, vous étiez prêt à les aider. Mais pfft, rien que quelques belles phrases.

 

Camus

Désolé, Sénac. Ce que vous appelez des belles phrases, c’était exactement le fond de ma pensée.

 

Sénac

Je crois vraiment que vous sous-estimez ces garçons-là, et le niveau de leur réflexion.

Savez-vous que dans sa prison, Ahmed Taleb s’informe beaucoup sur les expériences tunisienne et marocaine ; ce garçon étonnant, que  tout intéresse, lit Lénine en même temps qu’il réfléchit à la place de l’islam dans le monde moderne!

 

Camus (avec un peu d’amertume)

La place de l’islam, elle me paraît garantie, mais si j’étais vous, Sénac, je me ferais un peu plus de souci sur le sort des Chrétiens.

 

Sénac

J’en reviens à la question des urgences.

 On raconte des histoires si horribles sur l’emploi de la torture dans cette guerre que ça va être difficile de rester les bras croisés. Des témoignages circulent, le journaliste Henri Alleg a, paraît-il, écrit un bouquin, depuis la disparition de Maurice Audin il y a maintenant plusieurs mois, on est sans nouvelle de lui.  Je crois qu’il va être grand temps de manifester dans les rues de Paris contre la répression.

 

Suzanne

Sa femme, Madame Audin,  a essayé de vous joindre par téléphone, Albert, mais comme vous veniez tout juste de rentrer de Stockholm, je n’ai pas osé vous la passer.

 

 

 

 

Scène 2

 

Sénac

Est-ce que vous savez que les féministes, disons Simone de Beauvoir...

 

Camus ‘l’interrompant brutalement)

Ah! non par pitié, épargnez-moi celle-là, la “fumelle” comme dirait Cagayous.

Figurez-vous que grâce à lui j’ai trouvé ma vengeance,

un portrait de Madame Simone de Beauvoir par le non moins illustre Cagayous,   grand chroniqueur de Saint-Germain-des Prés.

Il va à l’un des rayonnages du bureau, en tire un volume en mauvais état, rit tout seul avant de commencer et se met à lire, devant les autres qui restent immobiles, un peu éberlués.

 

Cagayous qui vient de se marier parle de sa belle-mère et de toute la bande des fumelles qui sont autour. Si vous permettez, je vais faire tous les personnages, la mère, la fille et les autres mais vous allez voir, c’est plus facile à suivre que “L’être et le néant”:

 

”—Eh! bien tape-moi, si ti as le courage, elle gueule ma femme en se rouvrant la fenêtre pour que tous on entend et en se mettant en devant de moi. Tape-moi, si ti es un homme!

—Vinga! elle crie ma belle-mère,assayez dé toquer à one pel dé ma pétite à moa! Aïe,aïe, aïe, aïe!

De tant que elles deuss elles crient fort, que les femmes qu’elles restent dedans la maison elles ont rentré dedans la chambre en disant comme ça:

—Qu’est-ce qu’y a? Oh! si c’est possible, la pôvre! C’est incroyable à croire que un homme y s’esquinte à deux pôvres femmes comme ça!(...)

Madame Solano elle faisait pluss du pétard à cause que les femmes elles étaient là, que si on l’arrait ensassinée.

D’un peu elle se fait rassemblement à tout le quartier esprès pour que je perds la figure. Pas assez elle a gueulé par la fenêtre, encore il faut qu’elle crie dedans les escayers pour que tous les locataires y rouvrent sa porte. Si je me tiens pas, aïe, ça que je l’y passe pas à la vieille chouari!

—Primo, j’y dis à les femmes qu’elles sont venues à la chambre sans qu’on li donne la permission, vous allez commencer de décamper d’ici pour voir dedans vote marmite si elle cuit bien la soupe”.

 

Il pose le livre en prenant une pose de “macho” caricatural

 

Et voilà ce que je leur dis, moi Albert, aux fumelles, comme mon maître Cagayous je vais leur parler!

 

Sénac (très ironique)

Une traduction du Deuxième sexe en pataouète, je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure idée.

 Vos visions de la femme, future ou passée, sont sûrement passionnantes mais moins urgentes que celles du présent. Et le présent, je vous le rappelle, c’est celui de nos soeurs algériennes torturées, dont vous avez je pense entendu au moins un nom: celui de Djamila Bouhired, emprisonnée depuis le mois d’avril. Jusqu’à quand, personne ne sait, mais pour ce qui est de la torture il n’y a hélas aucun doute.

 

Camus(soudain très sérieux)

Dommage que Feraoun ne soit pas là , il m’a envoyé, il y a juste un an, un fragment de son Journal à ce sujet. J’en ai été malade de compassion et de dégoût. Vous voulez savoir ce qu’il disait ?

 

il ouvre un tiroir de son bureau et en tire une lettre

 

C’est à propos de certains villages qui ont été ratissés près de chez lui; ce qu’il raconte  est horrible : parfois on emmène les hommes pour les fusiller mais on laisse les femmes chez elles, dans un but bien précis.

(lisant)

“Les femmes sont restées dans les villages, chez elles. Ordre leur fut donné de laisser les portes ouvertes et de séjourner isolément dans les différentes pièces de chaque maison. Le douar fut donc transformé en un populeux B.M.C où furent lâchées les compagnies de chasseurs alpins ou autres légionnaires(...)On voudrait pouvoir rappeler à Guy Mollet que les Kabyles, encore suffisamment ignorants et barbares au point qu’on peut les accuser de fanatisme, ont gardé le souvenir des mœurs anciennes et qu’en cette circonstance ils se souviennent de ceci: il arrivait couramment à leurs ancêtres de se battre. Lorsque l’un d’eux ne pouvait pas défendre son honneur, lorsqu’il se voyait vaincu ou sur le point de l’être, il immolait sa femme et ses filles pour les soustraire au viol et vendait chèrement sa peau(...)Parce que ces primitifs, ces barbares, ces fanatiques ne sont pas assez évolués pour accepter l’idée que l’on puisse violer impunément leurs femmes, parce qu’ils considèrent cela comme le plus grand des crimes et que de tout temps leurs mœurs, leurs lois, leur raison d’être en tant que Kabyles reposent sur cet interdit, ce sacro-saint respect qui doit préserver la femme.”

Et vous savez, moi qui reçois souvent des lettres de Feraoun, je peux vous dire qu’il n’emploie pas souvent un style aussi grave, aussi solennel—Il chercherait plutôt à se faire passer pour cynique et blasé. Alors c’est vous dire dans quel état il était le jour où il m’a écrit cette lettre.

 

Sénac

Il paraît que le livre d’Henri Alleg va paraître en Suisse, parce qu’en France, évidemment, tout sera fait pour l’empêcher de sortir.

 

 

Camus  est pris d’une sorte d’étouffement et va à nouveau ouvrir la porte-fenêtre du bureau. Il regarde vers l’extérieur, s’essuie le front, quitte sa veste et la remet, on le voit prendre un cachet dans le tiroir de son bureau et l’avaler.

 

Camus

 Dire qu’il fait un froid à ne pas mettre un chat dehors et que cet imbécile de Gégé est toujours en chasse je ne sais où dans les bosquets du jardin!

 

Bon Sénac, ne perdons pas de temps, j’ai quelque chose à vous demander .Est-ce que vous voulez bien me prêter le titre de votre  recueil qui vient de paraître chez Subervie :  “Le Soleil sous les armes”, c’est un beau titre, et comme nous prévoyons un récital de vos œuvres on pourrait le garder pour le récital tout entier. Même s’il y a aussi beaucoup de poèmes antérieurs, évidemment.

Personnellement, ça m’amuserait beaucoup qu’on y mette votre impérissable œuvre de jeunesse qu’est l’ode au Maréchal Pétain. C’est un morceau de choix: oyez plutôt, honorable assemblée, car elle fait partie de mon répertoire:

 

“Vénérable vieillard, vos œuvres immortelles

Vous feront honorer. Vous êtes un demi-dieu,

Ô, divin créateur de la France nouvelle,

Vous êtes notre père après celui des cieux!

 

 

Sénac, beau joueur:

J’étais un enfant précoce, qu’est-ce que vous croyez: pas encore quatorze ans à l’époque où j’ai pondu ce chef d’œuvre! Alors pas de reniement...

Mais donnant donnant, mettez-y aussi mes poèmes érotiques, comme celui-là que j’aime bien 

 

 

Sénac prenant l’air d’un faune , se faisant deux oreilles pointues avec les mains

Sénac puis  il s’assied d’une fesse sur la table où il y a le portrait de Catherine Camus-Sintès et commence d’une voix aussi sensuelle que possible:

 

Dans cet océan sombre où pousse la tulipe

Tu mords mes lèvres, moi tes lippes

Je les emporte vers une plage secrète.

 

Je te caresse sous ton slip

Tu lâches dans ma main tous les oiseaux-phénix

Que le soleil de mai sur ta chair brune jette.

 

Ô mon fou que le sable épais

 Couvre de ses rubis et que la mer dénude!

Mon poulain bis qui tourne, et rude,

Attache ma course à son pied.

 

Le jour n’est pas si loin où, sur le boulevard,

De mensonge et de miel j’ai composé ton chiffre,

Mais le tambour d’émoi a surpris notre fifre

Et, pris dans mon lasso, tu rues dans les brancards.

 

(Il va vers une sorte de canapé, s’y assoit et allonge ses jambes sans retirer ses chaussures, évidemment.)

 

 

Camus

La question qui fâche ouplutôt un conseil d’ami, ou de papa.

Vous qui parlez tellement du corps, et si bien, pourquoi n’essayez pas de rendre le vôtre plus beau, plus séduisant? Je vous l’ai déjà dit, ce serait l’affaire de peu de chose, quelques petits efforts et Suzanne vous y aiderait maternellement.

 

Sénac

Foutez-moi la paix, Camus, avec vos histoires de beau mec. Vous, vous plaisez aux femmes, tant mieux, mais votre fameux côté Humphrey Bogart, ce n’est pas mon style, c’est tout!

La gabardine, la clope au bec : je crois que vous avez dû beaucoup regarder ses photos pour apprendre à tenir votre cigarette comme lui. ( il mime le  geste, en exagérant la pose)

 

Camus( reposant sa cigarette dans le cendrier et réfléchissant )

 

 Il avait  je crois 57 ou 58 ans, c’est bien jeune pour mourir, mais le cancer de l’oesophage, ça ne pardonne pas.

Mort du whisky plutôt que du poumon, chacun son truc!

 

Sénac  toujours fâché contre Camus

De toute façon, qui vous dit que je ne suis pas séduisant, dans mon genre ? Et je sais que je le serai encore plus en vieillissant : vous verrez, le jour où je me laisserai pousser la barbe pour ressembler à Verlaine, comme je vous l’ai déjà dit, je serai très bien. Rimbaud a aimé Verlaine, ce qui prouve bien que vous ne connaissez rien aux goûts des garçons!

 

Camus

Il est certain qu’avec la barbe, vous serez très bien en image du père

 

Sénac

Cela tombe bien, j’ai justement une nouvelle à vous annoncer

Pour moi donc, et je vous l’annonce aujourd’hui, c’est le besoin de la paternité qui m’oriente : besoin d’avoir un père, besoin d’être un père. Et voici donc la nouvelle de ce qui est pour moi un grand événement : faute de pouvoir me vivre en fils de mon père, le grand inconnu, je vais devenir père de mon fils, celui que j’ai eu le bonheur de rencontrer et dont je porte la photo ici sur mon cœur. Ce n’est pas le moment d’en parler, sachez seulement qu’il a  quinze ans et que je ne vais pas tarder à l’adopter.

 

Suzanne

Excusez-moi, Albert, le patron voudrait que vous passiez tout de suite dans son bureau; ce ne sera pas long, juste un mot à vous dire et des papiers urgents à signer.

 

Camus, sortant

Une minute et j’arrive…

 

 

 

Scène 3

 

Sénac, un peu embarrassé

 

Suzanne, je vais être honnête avec vous. J’avais vraiment décidé de ne plus voir Camus, malheureusement, j’ai dû venir aujourd’hui parce que nous avons besoin de lui pour le frère d’Hamid, qui est en prison. Cela me donne le sentiment d’une duplicité qui me met très mal à l’aise et je sais qu’il va souffrir quand il connaîtra cette raison de ma visite.

 

Suzanne

Oui, mais il comprendra que vous ne pouviez pas faire autrement.

 

Sénac

 Il réagit en Pied-Noir qui se sent menacé, comme la grande majorité de ceux qui vivent là-bas. Mais de sa part, c’est grave parce qu’il pourrait faire beaucoup s’il était de notre côté.

L’Algérie, je ne pense pas qu’il y reviendra jamais. Il fait partie de ceux qui ne supporteront pas d’avoir perdu leur suprématie. Et pourtant si les Pieds-Noirs veulent continuer à vivre là-bas, il faut qu’ils acceptent de devenir la minorité, de laisser les Algériens faire leur gouvernement. Enorme changement il est vrai, et je crois qu’ils préfèrent fuir plutôt que de l’affronter. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que dans La Chute, à demi-mot, le personnage s’accuse d’être un lâche.

 

Suzanne consternée, intervient avec fermeté

 

Avant de parler de cette façon, Sénac, vous devriez réfléchir un peu—mais il est vrai que vous êtes trop jeune...Pendant la guerre, Camus n’a pas cessé de se battre, et je suis loin de savoir tout ce qu’il a fait dans la Résistance. Mais ce que je peux vous dire puisque vous êtes là, c’est que ce bureau même où nous sommes a servi de boîte à lettres, et qu’on se faisait fusiller pour moins que ça.

 

Sénac, un peu vexé

Moi aussi  je me suis engagé dans la guerre: en 44, j’avais dix-huit ans. J’ai été démobilisé en mars 46...et heureusement que j’ai fait cela, sinon, j’aurais été rappelé dans l’armée française pour aller me battre en Algérie, vous voyez un peu... de toute façon, il n’en était pas question. J’ai assez d’amis en Suisse...

 

Il fait un geste des mains pour montrer qu’il se serait échappé.

 

Suzanne

Même avant 40, pendant la guerre d’Espagne, Camus  s’est engagé complètement pour les Républicains. Iil paraît que c’est ce qui l’a rapproché de Maria Casarès, au début. Après cela, ils se sont sûrement découvert beaucoup d’autres points communs.

 

Sénac

C’est très bien que vous parliez d’elle: elle me fascine tellement que j’ai un projet, dont je ne sais pas ce qu’il deviendra, par les temps qui courent, mais comme il s’agit de théâtre, j’ai envie de vous en parler. L’idée serait de faire jouer la Kahena par Maria Casarès, justement.

 

Suzanne

 

La Kahéna?

 

Sénac

 

Je vous explique en deux mots de quoi il s’agit: c’est une grande héroïne algérienne, la plus grande peut-être, qui commandait à toute une région montagneuse d’Algérie, dans les Aurès, et qui a voulu s’opposer aux envahisseurs arabes...

Bref, cette Kahéna est une grande guerrière mais aussi une grande amoureuse et comme vous vous en doutez, ce mélange me plaît beaucoup.

Il y a beaucoup de légendes autour d’elle, mais de toute façon, c’est une magnifique figure de femme, et je ne sais pas pourquoi, depuis quelque temps, j’ai vraiment l’impression de l’entendre me parler avec la voix de Maria Casarès!

 

 

Camus revient, on l’entend tousser dans le couloir et parler en même temps avec Michel.

 

 

Scène 4

 

Sénac

 

Je regardais le tableau de Sauveur, qui me rappelle plus d’un souvenir. Vous ai-je

dit que ma mère et moi, nous avons eu un cabanon dans ce genre, en beaucoup plus minable forcément. Et même, une année où la tempête en avait emporté la moitié, ma mère en a fait un vrai gourbi en le raccommodant avec des bouts de tôle ou de planche, ou de n’importe quoi. Les vacances que j’y ai passées sont les plus beaux souvenirs de ma vie.

 

Camus

Dire que dans ces Bains Padovani, nous avons réussi à faire du théâtre, avec pour public les habitués de l’endroit. Parmi mes nombreuses activités théâtrales, c’est sûrement de celle-là que je suis le plus fier!

En plus ça me permet de donner un sens au mot peuple, qui en ce moment, y compris dans votre bouche, Sénac, me donne l’impression que c’est un peu abstrait...mais si vous me parlez du public devant lequel on jouait aux bains Padovani, alors ce ne l’est pas du tout, évidemment!!

 

Sénac

J’avais cru comprendre que votre affaire c’était les grands problèmes, c’est-à-dire les problèmes universels.

 

Camus, un peu professoral:

Mais c’est exactement cela le théâtre, très situé et en même temps universel en effet. Je pense au “Montserrat” de notre ami Roblès. Je l’ai vu dès sa sortie, en 48. Comme vous le savez cette histoire cruelle, essentiellement tragique,  se passe chez les Indiens d’Amérique, en pleine conquête espagnole. On ne peut imaginer une action davantage située dans l’espace et dans le temps! Mais le choix impossible qu’a dû faire Montserrat peut se retrouver partout où il y a des bourreaux pervers qui donnent libre cours à leur ignominie. Quoi de plus banal que l’exploitation d’une prise d’otages et quoi de plus horrible!

 

Sénac

Si seulement Roblès était moins modeste. Mais il est comme Feraoun, de ces hommes admirables  qui ne revendiquent jamais la place due à leur talent.

 

Camus

Malheureusement à Paris, si on ne fait pas son propre éloge, il ne faut pas compter sur les autres pour le faire; et c’est vrai au théâtre comme en littérature!

 

Sénac (complètement révolté à cette idée)

Faire mon propre éloge! moi j’en mourrais de honte, bien plus sûrement que je ne meure de faim dans mon anonymat! Pas plus d’ailleurs que l’éloge des autres, et d’ailleurs personne ne m’en demande: on ne demande pas à la main d’un « égorgeur » de savoir flatter dans le sens du poil!

 

Camus, sévèrement,

Vous savez très bien dans quelles circonstances j’ai parlé d’égorgeur, sans vous accuser d’en être un, et depuis ce moment-là, vous faites tout pour qu’on y croie. Mais prenez garde, vous jouez    tellement au fanatisme qu’il finira par vous coller à la peau, jusqu’au jour où vous trouverez plus fanatique que vous, et pour de bon.

 

Sénac, prenant l’air excédé, et secouant la tête de gauche à droite comme pour dire non

Camus, vous vous obstinez à me prendre pour votre Stepan des Justes, c’est aberrant: qui pourrait croire que je sois cet homme qui refuse la poésie,  qui refuse l’amour et tous les sentiments, tandis que moi, je n’ai que ces mots-là à la bouche, et pas seulement à la bouche: je leur donne corps tous les jours en écrivant.

 S’il  y un de vos  personnages dont je pourrais être proche, ce serait plutôt Kaliayev, il me semble. “Il dit que la poésie est révolutionnaire”. N’est-ce pas ce que je répète à longueur de journée!

 C’est Kaliayev  le poète dans cette histoire, et le poète c’est moi.

J’aime aussi quand vous lui faites dire à Dora: “Tes yeux sont toujours tristes, Dora. Il faut être gaie, il faut être fière. La beauté existe, la joie existe!” Nous nous connaissions à peine à l’époque, sinon je dirais que vous avez écrit cela en pensant à moi!

Seulement voilà, vous avez fait de Stepan une caricature et maintenant vous voulez que cette caricature ce soit moi.

 

Camus, intervenant vivement

Sénac, vous n’avez pas le droit de dire cela. Les Justes,  c’est tout sauf une pièce manichéenne ; comme dit Renoir dans  La Règle du jeu, c’est au contraire une pièce où chacun a ses raisons : “le plus terrible sur cette terre, c’est que chacun a ses raisons”!

Même Stepan, pour s’en tenir à lui, a aussi des arguments, à commencer par son corps, où les coups de fouet ont creusé leurs marques. Il n’a rien d’une caricature quand il dit que des milliers d’enfants russes vont continuer à mourir de faim, la plus horrible des morts, et que pour eux, pour les sauver eux, les révolutionnaires  n’ont  pas le droit de s’attendrir sur les enfants du grand-duc, ses deux “chiens savants” pour parler comme lui.

 

Sénac

N’empêche que vous en faites un débat théorique, ce n’est pas comme cela qu’on le vit quand on est engagé dans le combat.

Vous, Camus,  vous êtes un penseur, un  raisonneur,  un humaniste...

 

Camus

On m’a déjà dit que c’était très vilain, mais je n’en ai pas honte.

 

 

 

 

Scène 5

 

 

Suzanne

Tout à l’heure je disais qu’avec vous deux, j‘avais toujours l’impression d’être dans un prétoire. Mais je pourrais dire aussi que c’est comme au théâtre et qu’on vous retrouve chacun dans votre rôle, là où on vous attend.

 

 

Sénac

Ce que vous dites-là ne me gêne pas, au contraire :

 j’ai toujours envie d’une tribune pour défendre mes idées et j’en ai vraiment besoin. Je ne demanderais qu’à en débattre sur la scène du théâtre si on me le proposait : j’aime le théâtre, et je crois en son efficacité. Camus et moi sommes des acteurs qui s’envoient des répliques.

 

Suzanne

Oui, c’est tout à fait cela mais est-ce vraiment satisfaisant ?

Mon impression est que vous êtes entrés dans un jeu de rôle qui maintenant vous colle à la peau ; et vous ne pouvez plus faire autrement que de mettre vos propres masques dès que vous êtes l’un en face de l’autre. Les répliques vous sortent de la bouche comme si elles avaient déjà été écrites auparavant.

 

Camus

Je crois que c’est à peu près ce que j’ai voulu dire dans La Chute. Mon Clamence n’est pas  mon alter ego mais sur un point au moins je le sens à mon image, c’est cette histoire de rôle, ou de masque. Qu’en pensez-vous, Sénac, est-ce que cela ne viendrait pas de notre vieux fonds méditerranéen? Regardez ce que dit Amrouche dans son portrait de Jugurtha : son héros, incarnation de l’homme nord-africain, ne cesse de mettre des masques qui finalement tombent l’un après l’autre mais pour mieux se succéder. Et de temps en temps mais rarement, dans un éclair, on entrevoit son  visage nu.

 

Sénac

Je pense à ce qu’on m’a souvent dit, que mon visage ressemble à un masque de la comédie antique, comme on en voit par exemple sur les mosaïques romaines de chez nous. De là à me dire que j’ai l’air d’un silène, ou d’un faune, il n’y a d’ailleurs qu’un pas qui non seulement ne me gêne pas mais me flatte. La beauté faunesque me convient mieux que la beauté classique!

 

Suzanne

D’accord pour vos différences mais moins d’accord  pour qu’on fasse de vous les figures emblématiques de deux camps opposés, moralement, intellectuellement ou que sais-je encore.

 

Camus

Avant même d’aller plus loin je voudrais insister sur un point, qui me tient beaucoup à cœur. Certes nous sommes devenus les images emblématiques de deux points de vue opposés, en gros l’indépendance ou une fédération des deux communautés. Mais nous n’en restons pas moins, à parts égales et à parts entières, les représentants d’une même culture méditerranéenne et algérienne.

Je vous assure que si nous avions le temps, nous pourrions jouer à un jeu très amusant: quelqu’un lirait un texte sur la Méditerranée, le soleil, Oran, et sûrement beaucoup d’autres sujets, sans dire duquel de nous deux il est...

Et le jeu serait de deviner qui en est l’auteur!

 

 

Sénac

Pour en rester à l’idée des rôles, je suis absolument convaincu que « Jean Sénac » est un masque  et que mon vrai  « moi », je ne le connais pas. Visage inconnu de moi-même. Aussi inconnu que le visage de mon père, qui était peut-être un gitan, beau et sauvage comme ceux de Lorca.

Il y a au moins une chose dont je suis convaincu, « Jean  Sénac » ne peut pas être mon vrai nom, parce que c’est celui de mon beau-père : on me l’a donné par défaut, quand j’étais déjà un  grand garçon de cinq ans, faute de savoir le nom de mon vrai père. Et s’il y a bien quelqu’un qui n’est pas moi, je vous le garantis, c’est le père Sénac tel que je l’ai connu pendant les quelques années où il a été le mari de ma mère : raide comme un balai, la moustache en tapis brosse et le gilet boutonné haut sous sa veste noire. Le parfait petit notable et comme de juste libidineux, mais pas au grand air, comme moi, qui prends le risque de scandaliser les braves gens! Lui, c’était vraiment le vieux dégueulasse…

Le nom que je me suis choisi maintenant, et qui me plaît bien, est Yahia El Ouahrani : Jean l’Oranais. Malheureusement, comme je ne parle pas l’arabe, j’ai peur que ce ne soit un peu usurpé.

 

Camus

De toute façon, depuis un certain temps, j’en suis arrivé là, moi aussi, de mes réflexions : si je veux parler de mon vrai moi, il faut que je reprenne tout à zéro, comme si je n’avais jamais rien écrit. C’est le projet de mon prochain livre, récit ou roman je ne sais, autobiographique en tout cas, dont j’ai parlé déjà à Suzanne, évidemment. C’est même la première chose que je lui ai dite quand j’ai su pour le Nobel : « Après le Nobel, Suzanne, j’arrête ces conneries et je me mets à écrire mon livre, celui dont je n’ai trouvé jusqu’à maintenant ni le temps ni le lieu.

 

Sénac

J’espère que vous me l’auriez dit, si vous aviez eu le temps de répondre à ma dernière lettre, celle du 24 décembre ;

 

Camus riant

La dernière que j’ai là dans mon bureau…

 Si on croit au principe « qui aime bien châtie » bien, je suppose que vous m’aimez bien tout de même.

La seule chose qui m’a fait vraiment rire, bien qu’elle se veuille méchante voire féroce,  c’est quand vous me traitez de « louette » !  oui, oui, vous n’avez pas pu oublier. Il y est question à propos de moi, de

« ce balancement tragique, ces contradictions, ce malentendu, cette équivoque sur les mots qui sont à la fois d’un honnête homme et d’un inadmissible « louette ». Malgré mon grand âge, j’ai encore un peu de mémoire !

 

Suzanne, riant

C’est drôle, louette…

 

Camus, secouant la tête vigoureusement

Drôle si on veut. Cet aimable mot bien de chez nous s’utilise pour un malin sans scrupule, un type astucieux, mais avec toute sorte de connotations péjoratives…bref, pas vraiment un compliment; mais comme je suis bon prince, je n’en retiens que notre complicité à travers les mots !

 

 

 

Fin de l’acte III

 

 


Acte IV

 

Contradictions pathétiques de Camus

 

Ce dernier acte comporte deux parties, la première avec Camus et Sénac, la seconde avec Camus et Suzanne.

 

Pendant que Camus va une nouvelle fois respirer à la fenêtre, Sénac et Suzanne se parlent à voix basse et on entend Sénac dire : oui, oui, maintenant.

 

 

scène 1

 

Sénac (manifestement embarrassé mais se jetant à l’eau)

Camus, avant de partir, j’ai quelque chose à vous demander. Vous allez penser que c’est la raison pour laquelle je suis venu.

 

Camus (après un silence)

Ah! Bon, moi qui croyais que... allez-y tout de même, si je peux me rendre utile, je ne demande pas mieux, vous le savez bien.

 

Sénac

Oui, il s’agit d’Hamid dont je vous ai beaucoup parlé ou plutôt de son  frère aîné. Leur  mère les a élevés seule tous les deux après la mort du père pendant les massacres de 45, étonnez-vous après cela que le grand soit monté au maquis; mais maintenant que sa katiba s’est fait prendre, il est aux mains de l’armée.

 

Camus (lui fait signe de continuer mais ne dit rien)

 

Sénac

Camus, nous avons pensé que vous étiez le seul à pouvoir faire quelque chose pour qu’il soit traité comme un prisonnier normal, et pour qu’on ait de ses nouvelles. Vous l’avez déjà fait pour d’autres, et vos interventions ont été efficaces, même si vous ne vous en vantez pas.

 

Camus, après un assez long silence, montrant la photo de sa mère sur la table

De toute façon, comme tu vois, j’ai déjà ma mère pour me dire ce que je dois faire...la malheureuse qui n’a jamais rien dit! Mais je sais ce qu’elle pense et je l’entends qui me parle à l’oreille.

Hamid parle déjà de monter au maquis pour remplacer son frère.

Et ils sont tous comme ça, parmi les jeunes de son âge, ils veulent tous y aller.

 D’ailleurs moi aussi, si on voulait de moi j’irai les rejoindre et je me sentirai à ma place plus qu’ici, mais j’ai déjà essayé plusieurs fois et j’ai été refusé. Trop petit, malade, sans parler de mes comportements dits déviants...je ne suis bon à rien d’autre qu’à traîner sur les trottoirs parisiens!

 

 

 

Camus

Franchement, Sénac, ne faites pas l’imbécile,

ils ont raison, le maquis n’est pas pour vous, ce serait vraiment vous faire tuer bêtement. Bien beau si vous ne faites pas éclater votre arme sur vous ou sur vos copains.

 Si seulement chacun faisait tout ce qu’il peut là où il est. Le problème de cette guerre, c’est que chacun veut se mêler de tout, surtout quand il n’y connaît rien!

 

Sénac

Alors pour le grand  frère...vous allez essayer?

 

Camus se déplace, prend dans une armoire un dossier vert et vient l’ouvrir sur son bureau

 

Camus

Lisez ceci, Sénac, c’est ma lettre et la réponse que j’ai obtenue; je crois qu’ils vont tenir compte de mon intervention.

 

Sénac surpris et très ému

Mais alors vous saviez déjà, et vous l’avez fait...

 

Camus

Je ne savais pas que c’était le frère d’un de vos jeunes amis, vous venez de me  l’apprendre.

 

Sénac soulagé et un peu confus, visiblement pressé de partir

Alors il ne me reste plus qu’à...

 

Camus précipitamment

Non, non, tenez, prenez ça avant de partir, ce sont certains de mes derniers écrits que vous n’avez sans doute pas lus, beaucoup ne sont pas encore publiés.

 

 

Sénac (revenant  sur ses pas )

Une dernière chose, Camus : si vous ne recevez pas de lettres de moi, ne croyez pas que je ne vous écris pas. J’écris mais je n’envoie pas les lettres, et parfois je me dis que c’est mieux comme ça. Un fils ne sait pas écrire à son père, il ne peut pas.

 

 

Camus sourit un peu, mais tristement, pendant que Sénac sort, raccompagné par Suzanne. Il se déplace vers la fenêtre, saisi d’étouffement, et tourne le dos au public, pendant un temps assez long, jusqu’au retour de Suzanne dans la pièce.

 

 

 

 

scène 2

 

Suzanne rentre et le regarde d’un air inquiet; elle fait mine de ranger des dossiers et finalement  prend un ton enjoué

 

Suzanne

Vous allez être content: il y a eu un coup de téléphone pour vous...

 

Camus

Plus tard, Suzanne, plus tard, laissez-moi un moment : le choc a été rude.

 

Suzanne

Il me semblait pourtant que Sénac n’avait pas été trop violent, moins que d’habitude, non?

 

Camus

Peut-être en effet  mais cela ne change rien au fond des choses, que j’ai compris finalement... (amer) J’ai vraiment le sentiment d’être une vache à lait qu’on vient traire de temps en temps. Avec l’argent du Nobel par-dessus le marché : la vache est devenue l’âne de Djoha, qui pond des pièces d’or...une histoire que Kateb Yacine adore raconter.

Après tout, cela doit être le destin des humanistes, ce mot qu’on prononce autour de moi avec mépris. Humaniste je suis, et on me le fait bien sentir, allez! C’est un titre qui a son prix.

Je ne vous le reproche pas, Suzanne mais vous savez mal faire semblant et si vous me dites que vous n’étiez au courant de rien, je ne vous croirai pas.

 

Elle fait des gestes vagues de dénégation et semble désolée.

 

J’ignore quel a été au juste votre rôle là-dedans et je ne veux pas le savoir. Vous nous aimez tous les deux, c’est votre cœur de mère qui aime également tous ses enfants. Et chacun voudrait être le préféré!

J’aurais dû me douter de quelque chose, il était bizarre, Sénac, à certains moments.

Mais moi, comme un nigaud, j’y ai cru, j’ai vraiment cru qu’il venait pour se réconcilier avec moi. J’étais touché, prêt à ce qu’il commence par m’engueuler une fois de plus, quelle importance, et  ce n’est pas plus mal parce que cela m’évite de croire que j’ai forcément raison. En fait, je crois qu’il n’a même plus envie qu’on s’engueule, il m’a largué, c’est tout.

 

Il prend ce qui est sans doute la dernière lettre de Sénac et la déchire

Chantonnant

 

“Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire

Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau”.

“Plus dure sera la chute”, décidément, ce mot me poursuit.

 

 

Effectivement, il s’assied par terre; Suzanne, consternée, s’approche de lui et en fait autant, non sans difficultés qui les font rire, parce qu’elle est grosse. Il esquisse un geste, qui serait de poser la tête sur l’épaule de Suzanne mais ne le fait pas vraiment.

 

Suzanne, parlant  bas et en confidence, un peu honteuse de ce qu’elle lui avoue.

 

Suzanne

Je vais tout vous dire, Camus, oui, c’est moi qui ai demandé à Sénac de venir vous voir encore une fois; mais je ne savais rien d’Hamid ni de son frère et je ne savais pas qu’il avait quelque chose à vous demander.  En fait, c’est de ma faute ; puisque je lui demandais de venir, il a profité de l’occasion.

J’aurais tellement voulu que vous puissiez vous réconcilier. Hélas!

 

Camus, qui s’enfonce et rapetisse, de plus en plus amer

 

Camus

Cela s’appelle se faire des illusions, ma chère Suzanne.

Rêvez tant que vous voulez mais cela ne sera jamais, nous sommes sur nos rails, lui comme moi ; les miens me conduisent peut-être droit dans le mur, qui sait.

 

Il est venu, je sais maintenant pourquoi, et nous avons eu notre dernière rencontre, j’en suis sûr  maintenant.

“Dernière rencontre”, ça fait très mélo, mais le mélo j’y crois. On ne peut pas aimer le théâtre sans aimer le mélo. C’est triste et c’est ridicule, parfait pour moi.

Au fond, je suis dans mon rôle favori, une espèce de cocu professionnel. Et naturellement, tout cela me ramène de manière obsessionnelle à la rupture avec Sartre.

Moi qui toute ma vie, toute ma jeunesse en tout cas, ai vécu entouré de copains. Mais il m’en reste tout de même quelques-uns, des vrais, qu’est-ce que vous en dites, Suzanne?

 

Suzanne, levant les bras au ciel

Mais enfin Albert, comment pouvez-vous en douter? Qui est plus aimé que vous

 

Camus, dubitatif

On m’aime, c’est vous qui le dites, ma chère Suzanne, parce que vous, vous m’aimez et je n’en doute pas.

Mais très nombreux sont ceux qui m’en veulent, pour une raison ou pour l’autre, et avec le Nobel par là-dessus, la jalousie prolifère, je sens la haine autour de moi, même sous les compliments et les courbettes. C’est drôle, j’ai l’impression de retrouver ce que j’écrivais à l’époque dans Caligula, vous savez, quand les sénateurs se mettent à quatre pattes devant lui, ce qui ne les empêche pas de comploter pour sa mise à mort.

En fait je savais déjà tout cela... et peut-être que finalement je vais devenir fou comme lui? Dites-moi ce que vous en pensez, vous ma tendre, ma fidèle Caesonia.

 

(Suzanne, peinée, soupire et cherche affectueusement à faire diversion)

Arrêtez donc de dire des bêtises.

Laissez-moi plutôt vous parler de ce coup de téléphone, puisque je vous dis que vous allez être content.

C’est l’agence immobilière qui a appelé. Vous savez, cette maison dont Char vous a parlé, et que vous aviez regardée une fois avec lui en vous promenant à Lourmarin. Eh! bien, elle est libre, et il n’y aura pas de problème pour l’avoir, c’est l’affaire de quelques mois. Vous serez bien là-bas.

 

Camus, se relevant brusquement ; il se secoue et s’ébroue comme un cheval.

 

Non, quel bonheur! Et moi qui me laisse aller comme un imbécile. Mais c’est là-bas que ma vie va commencer. J’ai trop perdu mon temps, je dois tout reprendre à l’origine (riant) peut-être pas celle du monde, n’exagérons rien, mais la mienne en tout cas. Vous savez que j’ai un projet mais le ne le dites à personne,

Elle éclate de rire

 

Oui, je sais, je n’arrête pas d’en parler, mais personne ne se doute vraiment de ce que ce sera : un récit qui commencera juste avant ma naissance et qui expliquera tout à la suite. Vous verrez,  ce sera peut-être mon œuvre la plus célèbre!

Est-ce que Char n’avait pas envoyé des photos de la maison? Trouvez-les moi, Suzanne.

(elle les sort d’un tiroir et il s’en empare)

 

C’est exactement ce qu’il me faut : un grand mur aveugle d’un côté pour me protéger des regards et une terrasse couverte de l’autre pour travailler dehors en restant à l’abri.

Prévenez vite Francine, elle va être ravie. Et j’espère que ma mère consentira à venir. (riant) Je l’entends d’ici (imitant la voix d’une vieille femme) : “C’est beau, mon fils, mais il n’y a pas assez d’Arabes dans la rue, alors je m’ennuie!”

Et vous aussi, Suzanne, j’espère que vous viendrez: vous savez bien que je peux pas me passer de vous!

 

Suzanne sur un ton un peu incertain

Comme si vous n’aviez pas assez de femmes dans votre vie!

Vous feriez mieux de n’en faire venir aucune, c’est alors que vous seriez un autre homme!

 

Elle fait un mouvement pour sortir, mais il la retient, et ils s’asseyent côte à côte sur le canapé

 

Camus

Mais c’est justement  à cause des autres que j’ai besoin de vous, parce qu’avec vous c’est différent. Je suis tellement content de l’amitié qu’il y a entre nous...l’amitié et rien d’autre, c’est tellement rare, tellement précieux.

Elle fait une grimace un peu douloureuse, pas convaincue, et s’écarte un peu de lui en soupirant mais ne dit rien.

 

Camus lui prenant la main

J’espère que vous n’avez pas été choquée quand je vous ai comparée à la Caesonia du Caligula que je suis...

ou disons plutôt  que je pourrais être, si j’étais empereur romain, au lieu d’être larbin chez Gaston!

Tout à l’heure, quand vous vous êtes assise par terre près de moi, j’ai pensé au moment où elle lui dit: “Viens. Etends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes genoux. Tu es bien. tout se tait”.

 

Suzanne, ne riant qu’à moitié

Je ne suis pas choquée mais pas sûre non plus que ce soit un rôle très flatteur pour une femme, et encore moins sûre d’avoir la forme d’abnégation qu’il faudrait!

 

Camus, se laissant emporter par l’enthousiasme

Et moi, je suis sûr que vous vous sous-estimez, et que vous êtes de celles dont le dévouement n’a pas de limite. Rappelez-vous, quand Caligula demande à Caesonia de rester près d’elle, elle lui dit : “je ferai ce que tu voudras”. Il lui fait jurer de lui obéir, de l’aider toujours, et elle a cette sublime réponse: “Je n’ai pas besoin de jurer puisque je t’aime”. N’est-ce pas cela, l’amour sublime? Peut-on parler d’amour, s’il ne va pas jusque là?

 

Il est très théâtral, et il jette un regard sur son image dans le miroir, se remet les cheveux en place.

 

Suzanne

Vous demandez beaucoup aux femmes, Albert, à toutes les femmes. Je sais trop quelle insoutenable souffrance ce serait de vous aimer à ce point-là.

A tort ou à raison, je distingue l’amour et l’amitié...enfin j’essaye.

 

Suzanne se lève et sort en emportant les oranges et les dattes qui sont restées sur un plateau.

Camus va ouvrir la fenêtre et appelle le chat:

 

Camus

Gégé! Gégé, quel imbécile, celui-là!

Je suis mort de fatigue. La chute après cet espoir nigaud que Sénac veuille se réconcilier...ça m’a brisé. Je rentre chez moi et n’en bouge plus.

 

Suzanne revient avec un visage fermé et parle d’un ton froid

 

Suzanne

La personne dit qu’elle vous attend rue de Chanaleilles, elle est libre pour la soirée.

 

Camus, se regardant à nouveau dans le miroir qui est au mur de son bureau

Ah! Parfait, très bien, j’y pars à l’instant.

Soyez gentille de prévenir chez moi.

Et prenez-moi une bouteille de champagne dans le frigo de Michel...cadeau de la maison : je le connais mon pote Michel, il ne me refuse jamais rien!  D’ailleurs ce soir, je vais lui emprunter sa deuxième voiture, il est parti avec la nouvelle.

 

il est actif, joyeux, galope à travers son bureau en chantonnant

“L’amour est enfant de bohême...”

 

Il sort en vitesse, en allumant une cigarette.

 

Un instant plus tard, Suzanne, seule, revient

Elle vérifie que la fenêtre est bien fermée et tire les rideaux

Elle regarde la photo de la mère et lui dit :

 

Suzanne

Bonsoir Catherine Sintès, bonsoir, madame Camus

 

On entend dehors le bruit d’une voiture qui démarre. Grand ronflement de moteur, c’est sûrement une voiture puissante...

 

Fin


Table des matières

 

Pages

1                             Acte I

                   scène 1 Suzanne seule

                   scène 2  Suzanne Camus                           

                               scène 3  Suzanne  Camus Sénac

                   scène 4

                   scène 5